Le roman «les Enfants Oppermann», qui raconte à chaud l’épidémie nazie et la tragique accélération de l’Histoire, est publié chez Métailié dans une nouvelle traduction.
En octobre 1933, Lion Feuchtwanger, écrivain juif allemand célèbre, de gauche, ami de Bertolt Brecht et de Thomas Mann, en exil en France depuis quelques mois, achève les Enfants Oppermann. A travers la vie en 1932 et 1933 d’une riche famille juive de Berlin et de son entourage amical et professionnel, le roman raconte à chaud l’épidémie nazie et la tragique accélération de l’histoire. Les trois frères Oppermann sont des notables. Le premier, Martin, dirige l’entreprise de meubles qui a fait la fortune familiale ; le second, Edgar, est un grand laryngologue, chef de service hospitalier ; le troisième, Gustav, est un intellectuel humaniste et bon vivant. Quelques semaines avant l’arrivée de Hitler au pouvoir, chacun se demande quoi faire. Martin résiste à vendre vite fait 51 % de l’entreprise à un non-juif pénible, antisémite, comme il devrait pourtant le faire pour éviter la ruine. Edgar voudrait nommer professeur un excellent médecin, son assistant le docteur Jacoby. Il sait que celui-ci fera de grandes choses dans son domaine, mais il est juif. Quelques mois plus tôt, ce n’était pas un problème. Désormais, c’est compliqué. «Certes, pense Edgar, il fait penser aux caricatures de juifs des journaux satiriques, mais en définitive, qu’est-ce qui compte le plus pour le patient : que le médecin ait une figure plaisante ou qu’il identifie le mal ?» Leur pragmatique beau-frère, qui a la nationalité américaine, dit à une réunion de famille, fin 1932, cette phrase profonde : «Je ne suis pas prophète et je ne prétends sûrement pas l’être. Mais tout le monde ne réagit-il pas toujours trop tard ?»
Gustav, lui, finit un essai sur Lessing, pense à Goethe, aime sa maîtresse, est heureux et pense que tout s’arrangera : «Arrêtez avec vos histoires à dormir debout. Il n’y a plus de pogroms en Allemagne. C’est fini. Depuis plus de cent ans. Depuis cent quatorze ans si vous voulez le savoir. Vous croyez que ce peuple de 65 millions de personnes a cessé d’être civilisé sous prétexte qu’il a laissé la parole à une poignée de fous et de canailles ? Pas moi.» Son frère Martin, quelques semaines plus tard, constatera avec accablement : «Pourquoi ne veut-il pas admettre ce que tout le monde voit ? Cette Allemagne de 1933 n’est plus celle de notre jeunesse. Elle n’a rien de commun avec l’Allemagne de Goethe et de Kant, il faut s’y faire. La lecture de Faust ne lui apprendra pas grand-chose sur elle, c’est Mein Kampf qu’il lui faut étudier.» Feuchtwanger lui-même est resté trop longtemps d’un optimisme désespéré. Plus tard, pour ne pas faire le jeu de Hitler, comme on disait alors, il soutiendra Staline.
Déclin d’une vieille et riche famille
Ruth, la fille en colère d’Edgar, veut aller en Palestine. Elle est sioniste, parle hébreu. Elle a 17 ans, la politique et la médecine sont ses passions. Maladroite dans sa petite robe bleue, elle observe ces adultes pondérés, expérimentés, et conclut : «Vous avez d’excellentes théories, vous expliquez tout de manière très intelligente, vous savez tout. Les autres, eux, ne connaissent rien, ils se moquent de savoir si leurs théories sont stupides ou incohérentes. Mais il y a une chose qu’ils savent, qu’ils savent même très bien : ce qu’ils veulent. Ils agissent.» Dans quelques mois, les trois frères s’exileront, puis, après un séjour en camp de concentration, l’un d’eux mourra en Suisse. Lion Feuchtwanger s’est inspiré de personnes qu’il connaissait, mais il a également projeté dans les trois frères des états qu’il a vécus.
Publié aux Pays-Bas fin 1933, les Enfants Oppermann est aussitôt traduit en anglais. L’année suivante, Albin Michel le publie sous le titre : les Oppermann. Il semble faire écho aux Buddenbrook, chef-d’œuvre de Thomas Mann publié en 1901. Certes, les Buddenbrook ne sont ni juifs, ni berlinois ; mais, dans les deux cas, le déclin d’une vieille et riche famille de commerçants, lent dans un cas, brutal dans l’autre, incarne l’évolution de l’Allemagne. L’histoire de chaque famille est marquée et symbolisée par la mort d’un adolescent trop fragile et trop raffiné pour résister au traitement que les circonstances lui imposent. Maladie chez Hanno Buddenbrook, suicide chez Berthold Oppermann, fils de Martin. L’Allemagne sacrifie ses âmes sensibles. Le roman de Feuchtwanger est interdit par les nazis. Ses précédents ouvrages sont jetés au bûcher le 10 mai 1933, lors des premiers autodafés. Son best-seller de 1925, le Juif Süss, sera travesti et récupéré, via le cinéma, par la propagande antisémite.
Pétition vertueuse mais inutile
Métailié publie les Enfants Oppermann dans une nouvelle traduction, quatre-vingt-dix ans après : à une époque où, de nouveau, le pire semble possible alors que comme toujours, par habitude et par faiblesse, parce qu’il est difficile de prendre conscience des choses dont on n’a pas fait l’expérience la plus directe et la plus cruelle, on fait souvent comme si ce pire n’était qu’un rêve. C’est un roman réaliste, humaniste, qui fait vivre la situation des juifs au moment même où elle a lieu ; et 1933, pour le lecteur de 2023, paraît soudain aussi proche que lointain. Outre les trois frères, plusieurs personnages sont mémorables : le directeur du grand lycée où étudie Berthold, qui refuse de faire entrer la moindre phrase de Mein Kampf dans l’établissement, tant c’est stupide et mal écrit ; le nouveau professeur principal, nazi austère et pompeux qui va, après le 30 janvier 1933, pouvoir imposer ses choix ; un petit employé juif, rivé à son travail, qui, après avoir fait un stage dans le monde de Kafka nazifié, acquiert une certaine lucidité ; et avant et après tous le jeune Berthold, que le professeur nazi a humilié en cours parce qu’il avait effectué un exposé rationnel sur un héros germanique. Arminius lutta contre les Romains et massacra trois de leurs légions. Sa victoire momentanée n’empêcha rien, mais doit-on pourtant célébrer sa lutte au nom de la justice ? Le seul fait d’exposer les arguments pour et contre rend le nazi furieux. Berthold se suicidera plutôt que de se rétracter.
Feuchtwanger est en tournée aux Etats-Unis quand Hitler devient chancelier. Le 30 janvier 1933, il dîne chez l’ambassadeur d’Allemagne à Washington. Le lendemain, celui-ci lui déconseille de rentrer au pays. Un peu plus tard, sa villa berlinoise est saccagée par les nazis. Des tas de livres et de manuscrits sont détruits. Dans les Enfants Oppermann, les nazis saccagent la villa de Gustav. Comme Feuchtwanger, il est alors à l’étranger, mais en Suisse. Il avait signé une pétition vertueuse mais inutile contre le retour des barbares au pays de Goethe : elle a fait de lui et de toute sa famille des cibles privilégiées des nazis. On ne lui a pas dit que son neveu s’était suicidé, de peur qu’il ne revienne en Allemagne pour l’enterrement ; mais il y reviendra quand même, sous une fausse identité. Au moment où Feuchtwanger achevait son roman, un autre écrivain en exil, Joseph Roth, peu amène avec les humanistes de gauche comme lui, écrivait : «Nous autres, écrivains allemands de sang juif, en ces jours où la fumée de nos livres brûlés monte vers le ciel, devons avant tout reconnaître que nous sommes vaincus. Nous qui constituons la première vague des soldats ayant lutté sous le drapeau de l’esprit européen, accomplissons le plus noble devoir des guerriers honorablement vaincus : reconnaissons notre défaite. Oui, nous sommes battus.»
Lion Feuchtwanger, les Enfants Oppermann, traduit de l’allemand par Dominique Petit, Métailié «Bibliothèque allemande», 400pp, 23€ (ebook : 9,99 €).
par Philippe Lançon