Dans cet ouvrage collectif intitulé “125 et des milliers”, l’autrice Sarah Barukh réalise un formidable travail de mémoire et fait émerger, au-delà des chiffres, les histoires de ces femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint.
Il faut avoir du temps pour lire l’ouvrage collectif pensé par Sarah Barukh. Et ce n’est pas seulement parce qu’il comptabilise plus de 500 pages. Il faut avoir du temps car à chaque prénom, chaque histoire dévoilée, il y a cette impérieuse nécessité de voir leur visage. Celui de chacune des femmes victimes de féminicides présentes dans ce livre en forme d’hommage. Alors on pianote dans un moteur de recherche leur prénom, parfois leur nom lorsque celui-ci est mentionné ou la ville dans laquelle elles ont perdu la vie, on scrute leur photo en quête d’une réponse, qu’on ne trouve jamais. Elles ont tous les âges, exercent des métiers qui n’ont rien à voir les uns avec les autres, viennent des quatre coins de la France et sont issues de différents milieux sociaux. Elles n’ont qu’un seul point commun: avoir croisé la route d’un homme violent qui, un jour, a décidé de les tuer, le plus souvent quand elles s’apprêtaient à le quitter.
125 et des milliers (Éd. Harper Collins), est le résultat d’un travail colossal de recueil des informations auprès des familles des victimes mené par l’autrice Sarah Barukh. À sa demande, 125 personnalités aux profils divers (autrices, avocates, journalistes, comédiennes, etc.), parmi lesquelles on compte notamment Leïla Slimani, Andréa Bescond, Isabelle Sorente, Illana Weizman ou encore Delphine Horvilleur, ont accepté d’écrire le portrait de 125 autres femmes tuées par leur conjoint ou ex. C’est un livre poignant, puissant, qui montre la violence des hommes, un livre essentiel pour se souvenir de celles qui n’ont plus de voix, à qui d’autres ont prêté la leur le temps de quelques mots. Il y a une humanité profonde dans cet ouvrage -une partie des bénéfices seront reversés à l’Union nationale des familles de féminicides– dont nous parle ici Sarah Barukh qui a souhaité s’entourer de “mille mains pour raconter ce que les chiffres ne disent pas.”
Quel a été le point de départ de 125 et des milliers?
C’est un point de départ personnel: après plus de 10 ans d’une relation toxique et violente avec celui qui est devenu le père de ma fille, j’ai fini par m’enfuir lors d’une énième dispute durant laquelle je me suis retrouvée face à un couteau. Je suis partie avec mon bébé de 16 mois, deux biberons et je suis retournée vivre chez mes parents. Je sortais alors d’une bulle dans laquelle j’avais été fliquée sur tout et n’importe quoi, je ne savais plus qui j’étais, la police me disait que j’étais une victime et j’avais honte car j’avais le sentiment que j’avais eu toutes les cartes en main pour ne pas en être une. Je n’avais jamais manqué de rien, j’avais fait des études, j’étais indépendante financièrement: je croyais que la vie m’avait donné les clés pour ne pas terminer dans un commissariat à porter plainte contre mon conjoint. Je ne correspondais pas aux stéréotypes que j’avais sur les femmes victimes de violences. Je me trompais. Je me suis alors demandé qui étaient ces femmes qui mourraient de ces violences et je n’ai trouvé que des décomptes, des chiffres. Je me suis alors dit que si j’étais morte, ça aurait été la double peine pour ma famille, d’une part que je ne sois plus là et d’autre part, que je sois réduite à un numéro. Que reste-t-il des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint? Des gros titres de journaux et des numéros. Ce n’est pas digne de ce qu’elles ont été. On a besoin des statistiques mais on a aussi le devoir de les incarner et de leur rendre leur humanité.
Pourquoi ce chiffre, 125?
En France, en moyenne, une femme meurt de la violence de son compagnon ou de son ex tous les deux jours et demi, soit 125 femmes par an. Cela dit, le décompte actuel des féminicides est très en-deçà de la réalité, il y en a bien plus et c’est pour cette raison que le livre s’appelle 125 et des milliers. Je voulais également parler de ces femmes qui s’en sont sorties, qui sont vivantes mais plus vraiment là… On les appelle les survivantes, moi je préfère dire les sous-vivantes, je leur ai d’ailleurs consacré un chapitre dans le livre: j’en ai rencontré beaucoup et parfois, elles ne sont plus tout à fait dans la vie…
Comment avez-vous procédé pour trouver les informations sur ces 125 femmes?
Ça a été le gros du travail. Quand on lit les articles de presse, on a en général un prénom et la ville où la femme est décédée. C’est à partir de ces informations que je faisais mes recherches, j’essayais de retrouver le nom des avocat·es, les faire-part de décès, je scrutais les commentaires des groupes FB ou des associations mentionnant leurs décès. Dès que je voyais le message d’une personne qui disait connaître la victime, je la contactais pour essayer d’être mise en relation avec ses proches. Pour obtenir un numéro, il fallait compter en moyenne douze heures de travail réparties sur des semaines.
Avez-vous eu des difficultés à convaincre d’une part les familles des victimes de vous parler, et d’autre part les contributrices d’écrire ces textes?
Je n’ai eu aucune difficulté à convaincre les familles des victimes, elles étaient même extrêmement heureuses quand je leur parlais de mon projet, elles me disaient que c’était le livre qu’elles attendaient. Elles avaient envie qu’on se souvienne de leur mère, de leur sœur, de leur fille autrement que par ce qui avait été dit dans la presse. En ce qui concerne les rédactrices, j’ai réuni des femmes de tous les horizons -des femmes d’affaires, des journalistes, des autrices, des actrices, des avocates, etc. Il fallait qu’elles soient d’accord pour donner de leur temps et il fallait donc que je les happe, c’est pour ça que j’ai enregistré mes entretiens avec les proches des victimes. Lorsqu’on écoute une histoire, elle ne nous lâche plus, l’imaginaire se met en marche et on est immédiatement touché·e au cœur. J’ai donc envoyé les audios de mes rencontres avec les familles à celles que j’appelle les ambassadrices et lorsqu’on reçoit ça, c’est difficile de tourner le dos. Certaines ont mis du temps avant de les écouter, d’autres avaient peur de ne pas être à la hauteur, je les ai beaucoup accompagnées et écoutées.
Qu’est-ce qui vous a le plus marquée dans ce projet qui pouvait sembler colossal au départ?
Toute ma vie, je me suis sentie extrêmement seule, encore davantage lorsque j’ai été victime de violences. Aucune main ne m’a été tendue. Puis je me suis rendu compte que c’était à moi d’aller chercher les mains. Ce livre est celui où j’ai le moins de place et pourtant, c’est celui qui me raconte le plus.
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En quoi se souvenir des femmes est-il essentiel?
Ça l’est pour les familles qui subissent une violence supplémentaire quand on ne s’intéresse qu’aux faits qui ont mené à la mort de leur proche, et pas à ce qu’elle était, ce qu’elle aimait… J’ai eu envie d’être cette petite fourmi qui va justement creuser cette partie-là. Dans ce livre, il y a eu des centaines de petites fourmis qui ont abordé la thématique des féminicides à travers l’humain.
Vous avez vous-même vécu des violences physiques et émotionnelles dans le cadre du couple, est-ce que ça a été difficile de vous livrer autant dans le livre?
Oui, ça l’a été et ça l’est toujours, j’ai très peur mais j’ai l’impression que ça me dépasse: ce que le livre raconte est bien plus grand que ma petite personne, que mes petites peurs. Et puis, la peur ne m’a jamais bien conseillée, je ne l’écoute plus.
Quels sont vos prochains projets?
J’aimerais continuer d’explorer les relations femmes-hommes et interroger, sans porter de jugement, les hommes qui ont commis des violences, ceux qui se sont réveillés après #MeToo, ceux qui étaient machos et ont eu une prise de conscience, ceux qui ont changé, etc. Je veux aussi questionner les déclencheurs de ces changements et les hommes qui réfléchissent aux nouvelles masculinités.
125 et des milliers, ouvrage collectif pensé et conçu par Sarah Barukh, Éd. Harper Collins.