Depuis les traités de paix de 2020 (Accords d’Abraham), Israël a normalisé ses relations avec les pays du Moyen-Orient. Mi-février, la conférence OurCrowd accueillait la plus forte délégation d’hommes d’affaires arabes de l’histoire du pays.
Ils le disent tous: il y a encore cinq ans, même dans leurs rêves les plus fous, ils n’auraient jamais imaginé venir en Israël. Encore moins participer à OurCrowd, la plus importante conférence d’investisseurs au Moyen-Orient, qui s’est tenue à Jérusalem mi-février. Ni Salmaan Jaffery, directeur du développement au Centre financier de Dubai, ni cette quinzaine de trentenaires marocains, fondateurs de start-up, ni le capital-risqueur de Casablanca Yasser Biaz, qui cherche à investir en Israël, ni la présidente de l’association des journalistes du Bahreïn, Ahdeya Ahmed, qui s’exclame: « Incroyable! Il suffit d’un simple visa. »
Non seulement le centre des congrès de Jérusalem, où se sont pressés plus de 9.000 visiteurs de 80 pays, a accueilli la plus forte délégation d’hommes d’affaires arabes de l’histoire d’Israël, mais le Maroc y a tenu un stand, tout comme les Emirats, dont deux banques étaient partenaires « platinium » de l’événement.
En ouverture, le président d’Israël Isaac Herzog a souhaité la bienvenue à ses « frères et sœurs », dont la présence illustre « tout le bien auquel on peut arriver grâce à la bonne volonté, l’ouverture d’esprit et la créativité ». Le chef de l’Etat faisait allusion aux accords d’Abraham, traités de paix signés à l’été 2020 avec les Emirats sous l’égide des Etats-Unis.
Faire tomber le « rideau de sable »
Depuis, les pourparlers se sont multipliés, permettant de normaliser les relations diplomatiques avec Bahreïn, le Maroc, le Soudan. « Cela a permis de tisser des relations dans les domaines aussi divers que l’économie, le tourisme, le sport ou la santé », souligne le patron de Our-Crowd, Jon Medved, enchanté que « soit tombé le “Sand Curtain”, [le rideau de sable] », expression qui fait référence au rideau de fer de la guerre froide.
Depuis, les « enfants d’Abraham », comme on appelle les pionniers de cette nouvelle ère, franchissent les frontières et font du business. L’an dernier, les échanges dans la région ont crû de 82%. Près d’un demi-million d’Israéliens (sur 9 millions) sont d’ores et déjà allés en vacances dans le Golfe. Parmi eux, les 1.500 invités venus à Dubai pour le mariage du rabbin Levi Duchman en septembre dernier.
Possible arrivée de Riyad
A la conférence, une session était consacrée à l’art de faire des affaires dans la zone Moyen-Orient-Afrique du Nord. « On a appris à se connaître, à se faire confiance », témoigne Mark Gazit, patron de ThetaRay, start-up spécialisée dans l’analyse de données financières. Son partenaire Salmaan Jaffery acquiesce, avec une légère nuance: « Après une période d’optimisme béat, on a trouvé nos marques. » Aussi présent au sommet, l’hôpital de pointe Sheba a, lui, noué des liens avec un établissement de Bahreïn, comme le raconte son directeur des affaires publiques, Steve Walz: « Il y a d’abord eu des pourparlers informels. Aussitôt les accords signés, on a finalisé le deal. »
Pour Jon Medved, « ces accords représentent une chance stratégique pour tous de faire de l’argent, de créer des emplois et d’apaiser la région, d’autant que le cercle des pays ne peut que s’élargir. » L’Arabie saoudite va-t-elle rejoindre le mouvement? « Il est évident que ces accords n’existeraient pas sans l’aval des Saoudiens, décrypte Saul Singer, coauteur d’Israël, la nation start-up (éd. Maxima). Mohammed ben Salmane, le prince héritier, milite pour un Moyen-Orient modernisé et dynamique, il devrait rejoindre le club. » Déjà dans les couloirs de la conférence, le bruit courrait que des hommes d’affaires de Riyad étaient sur place, avec leur deuxième passeport, américain, chypriote ou britannique.
Autre question délicate pour OurCrowd, celle de l’état des opinions publiques dans les Etats signataires, où longtemps Israël a été l’ennemi juré. C’est au Qatar et dans les Emirats que l’approbation populaire est la plus forte, mais sans dépasser 40%.
« Apporter le bien pour tous »
Expert à la Brookings Institution de Washington, Daniel Byman observe: « Beaucoup des gouvernements qui ont normalisé leurs liens avec Israël sont moins favorables à la cause palestinienne qu’il y a vingt ans. Ils ne soutiennent plus la violence, craignent même qu’elle ne chauffe à blanc leur population. » Sur le stand du Maroc, les jeunes start-uppers assuraient « ne pas faire de politique, mais du business, qui à terme apportera le bien pour tous. » Certains avouaient cependant faire profil bas, pour ne pas devenir la cible des réseaux sociaux.
La question palestinienne reste entière, à l’heure où les attaques au couteau se multiplient à Jérusalem-Est et où la presse israélienne évoque une troisième intifada en train de sourdre à Gaza. Le milieu du business, lui, veut continuer de croire au ruissellement. Un quart des étudiants du Technion, le MIT local, ne sont-ils pas arabes? Saul Singer abonde: « Plus il y aura de pays associés aux accords, plus il sera probable que les Palestiniens s’assoient autour de la table. A Ramallah, beaucoup veulent faire du business. »
En attendant cette coexistence incertaine, une photo a tourné à la conférence. Celle de l’atterrissage du premier vol commercial entre Manama et Tel-Aviv, mi-septembre 2021: de la fenêtre de son cockpit, le pilote bahreïnien agite un drapeau israélien. Depuis deux ans, 18 nouvelles lignes aériennes ont été ouvertes.
Avec Benyamin Netanyahou, une douche froide sur la tech
A quelques centaines de mètres de l’atmosphère ouatée du centre de conférences, une marée de drapeaux bleu et blanc, les couleurs d’Israël, flotte deux fois par semaine devant la Knesset, l’Assemblée parlementaire, au son de « sauvez la démocratie ».
Depuis bientôt trois mois, des dizaines de milliers de manifestants se rassemblent à Jérusalem, comme à Tel-Aviv. Le retour au pouvoir de Benyamin Netanyahou, installé à la tête du gouvernement le plus à droite de l’histoire du pays, a entraîné une vague de protestations. Le 12 février, un projet de réforme de la justice, par laquelle les juges vont perdre beaucoup de pouvoir au profit du politique, a amplifié le mécontentement. Il est devenu si violent que le président de la République Isaac Herzog, d’ordinaire discret, a pris la parole à la télévision pour appeler à la modération, au consensus. Le visage grave, il a mis en garde contre un risque « d’effondrement sociétal et constitutionnel ».
Même le monde du business, d’habitude hermétique aux soubresauts politiques, commence à ruer dans les brancards. Alors que les banques Goldman Sachs et JP Morgan viennent d’émettre des réserves sur la place d’Israël, les employés des secteurs des nouvelles technologies ont débrayé et manifesté par milliers, parfois encouragés par leurs patrons, brandissant des pancartes « pas de tech sans démocratie ». Icône du secteur, Erel Margalit, président-fondateur du puissant fonds d’investissement JVP, a tapé du poing sur la table: « La réforme est une grande menace pour l’industrie high-tech. Nous disons non, non à la dictature. » Tom Livne, le PDG de la licorne Verbit, est aussi en colère.
Il va quitter le pays et encourage ses homologues à l’imiter. C’est chose faite pour trois fleurons, qui vont retirer tout ou partie de leurs actifs d’Israël: Disruptive Technologies Venture Capital, ainsi que WiZ et Papaya Global, deux cyberlicornes.
Par Sabine Syfuss-Arnaud (à Jérusalem)