Le 28 février 1953, Staline prolonge la soirée avec un petit cercle de dirigeants dans sa datcha à une vingtaine de kilomètres de Moscou. Ses gardes et son personnel sont terrorisés à l’idée de le réveiller. C’est seulement le lendemain à 19 heures qu’une gouvernante ose frapper à la porte.
Et « Les derniers jours de Staline », livre de l’Américain Joshua Rubenstein – qui attendait depuis 2016 d’être traduit – raconte très bien les jours qui vont suivre. Le premier bulletin de santé n’est rendu public que le 4 mars, la mort est annoncée le 5 au soir.
Cinq jours n’ont pas été de trop pour organiser une mise en scène. Le dictateur était censé travailler au Kremlin où une lampe allumée toute la nuit signalait son bureau. Les membres du Présidium déclenchent donc tout un ballet d’infirmiers et de médecins dans le palais de Moscou tandis qu’à la datcha – dans la pièce voisine Staline agonise- ils se partagent le pouvoir. Malenkov, Beria, Boulganine, Khrouchtchev et consorts, chacun guettant l’autre… A Malenkov revint la présidence au moins protocolaire et à Beria, déjà responsable du programme atomique, la sécurité intérieure. L’un et l’autre prendront la parole aux obsèques, omettant de dire quels avaient été leurs rapports avec le disparu : ils étaient tissés de crainte mutuelle voire de haine.
Les réactions des Soviétiques il y a soixante-dix ans.
Nombre d’entre eux allèrent rejoindre la file de plusieurs kilomètres qui piétinait pour saluer le corps dans la Salle des colonnes de la Maison des Syndicats où jouaient des musiciens épuisés qui n’avaient pour dormir que le court moment de fermeture entre 2 et 6 heures du matin. Jusque dans les camps du Goulag où les haut-parleurs diffusaient des airs classiques, les réactions étaient diverses face à la disparition de l’ennemi néanmoins encore bien aimé. L’écrivain Siniavski observait que chaque Soviétique était, indissolublement lié au nom de Staline comme la faucille au marteau.
Les dernières années de Staline et sa folie du complot
Beria l’entretenait dans cette paranoïa. Il craignait que Staline ne l’élimine, il avait réparé l’exfiltration de sa famille. Il se disait sans doute qu’en se présentant en garantie contre les conspirateurs, il se rendait indispensable.
Staline – 73 ans- atteint d’hypertension et d’artériosclérose aurait mieux fait d’écouter ses médecins. Vinogradov, le dernier qu’il avait consulté, en janvier 1952, avait osé lui conseiller de dételer. Il l’avait fait arrêter puis l’avait joint à un imaginaire complot des Blouses blanches supposé vouloir provoquer la mort des dirigeants soviétiques. Ces « Blouses Blanches » étaient quasi tous des Juifs, sauf Vinogradov: pour éviter l’accusation d’antisémitisme, il fallait sacrifier un goy.
L’atmosphère était devenue irrespirable, à la mesure de celle des Grandes Purges des années 1930. Les Juifs étaient présentés comme des agents de l’impérialisme, une cinquième colonne de la subversion occidentale. Leur préparait-on une déportation de masse vers l’Est? Les historiens russes dissidents, plus tard, en seront persuadés sans que les archives, partiellement consultables un moment, n’en témoignent, cependant.
La déstalinisation après sa mort
On date généralement la déstalinisation du XXème Congrès de 1956 avec les déclarations de Khrouchtchev. Elle a été initiée dès 1953, en réalité Et Khrouchtchev à ce moment-là s’en effraya.
Malenkov semblait prêt à participer à un sommet avec les Occidentaux. Churchill, toujours Premier ministre britannique, s’enthousiasmait, prêt à un dernier grand rôle. Le général Eisenhower qui prenait ses fonctions de président américain pesait les conséquences positives d’un désarmement conjugué, hésitait à saisir la perche.
A l’intérieur, Beria, un pragmatique sans aucun état d’âme, donnait le branle à de grands changements. Et avec une rapidité stupéfiante. La campagne contre les Blouses blanches cessa aussitôt. La politique des grands travaux d’aménagement pharaoniques fut stoppée. Les esclaves du Goulag, les zeks, en devinrent inutiles. On en libéra immédiatement plus d’un million !
Beria appelait aussi à desserrer les verrous dans les états satellites. C’est là que les difficultés surgirent. Les populations d’Europe soviétisée se sentaient encouragées par la fin de Staline et déclenchèrent des grèves, des émeutes et, en Allemagne de l’Est, un début de révolution ouvrière. Le leader de Berlin Est, Walter Ulbricht, que Beria voulait évincer réagit et reprit le dessus avec l’aide des troupes russes.
Nous sommes en juin. Le retour en force de Walter Ulbricht à Berlin-Est coïncide avec l’élimination de Beria à Moscou.
Ses compères s’inquiètent de ses initiatives qu’ils assimilent à un jeu personnel. Le 26 juin, le présidium tient réunion dans le bureau de Malenkov. Beria est mis en accusation. Au bout d’un moment, Malenkov appuie sur un bouton. Surgissent des officiers de l’armée sur lesquels Beria n’a pas d’autorité. Ses hommes à lui sont mis hors d’état de nuire. Beria est jeté dans un bunker souterrain sous un verger de pommiers, un endroit dont lui- même qui devait tout savoir ne connaissait pas l’existence. Il sera accusé de quantité de crimes imaginaires: si on avait parlé de ceux réels, innombrables, qu’il avait en effet commis, ses accusateurs seraient nécessairement apparus pour ce qu’ils étaient, co-responsables.
Beria sera exécuté tout de suite ou bien un peu plus tard après un procès secret dont on n’a gardé ni image ni trace écrite. Les souscripteurs de l’Encyclopédie soviétique se verront invités à découper au rasoir les pages consacrées à Beria pour les remplacer par un insert qui était fourni et qui donnait de nouvelles informations. Aujourd’hui, on parle de cancel culture sans savoir trop ce que c’est. Ceux qui gardent le souvenir du totalitarisme soviétique savent à quoi cela mène.
Joshua Rubenstein, Les derniers jours de Staline, éditions Perrin.