Dans sa chronique, Éliette Abécassis revient sur l’assassinat d’une professeure d’espagnol, au collège-lycée Saint-Thomas-d’Aquin de Saint-Jean-de-Luz, dans le Pays basque.
Elle « adorait ses élèves, elle aimait son boulot » . « Et elle était adorée d’eux, il y avait vraiment une relation. » Agnès Lassalle, la professeure assassinée en plein cours au collège Saint-Thomas-d’Aquin à Saint-Jean-de-Luz, vouait son temps à l’enseignement. Comme la plupart des maîtres, elle avait dédié sa vie à ses élèves, même si elle avait sa vie, elle préparait ses cours et ses élèves à la vie, elle ouvrait les portes des classes et les consciences, elle faisait d’une langue un moyen de comprendre une autre culture, une autre civilisation, une autre façon d’être, de penser et de vivre. Elle demandait à ses élèves de l’assiduité et de l’écoute, d’apprendre le vocabulaire et de faire leurs devoirs, d’écouter et de parler sans cesse, afin de progresser sur le chemin de l’école. Ce chemin que n’empruntent que ceux qui ont le privilège d’habiter dans ces pays où il est encore possible d’apprendre pour tous, tous les âges, tous les sexes, où l’école est obligatoire et nécessaire, car elle fait partie de la civilisation, de la culture et d’une certaine idée que l’on se fait de l’homme : un être qui doit apprendre. Un homme et pas un animal. Alors tuer un maître en plein cours, c’est un symbole. Il faut sans doute être fou, mais il faut aussi vouloir empêcher la parole.
Les professeurs dispensent un savoir vivant, qui n’est pas formaté ni régi par les algorithmes, un savoir né de la culture, de la lecture et de la réflexion sur le monde. Ils offrent par leur vie de service, d’abnégation et de vocation des leçons de vie, des directions droites et modestes, des horizons idéalistes. Loin du dogmatisme des institutions et des esprits tyranniques, sans parti pris, sans préjugé autre que celui de vouloir transmettre, dans le but vital aujourd’hui de sortir les jeunes de l’imbécillité, ce savoir vivant qui donne des clés pour ne pas subir cette époque déroutante – mais s’en libérer par l’intelligence, et peut-être à déjouer les pièges de sa modernité. Les philosophes, les linguistes, les historiens, les mathématiciens, les physiciens, les professeurs de sport, de sciences, d’économie, ceux qui enseignent les lettres et les humanités : leurs pensées nous éclairent et nous rendent à notre humanité. Ils nous donnent des repères, ils viennent rappeler la complexité du réel face à la pensée unique des réseaux sociaux, cette non-pensée qui nous guette lorsque nous exprimons nos désirs et nos envies, nos centres d’intérêt et nos choix, nous rendant esclaves du capitalisme de l’attention. Des hommes, en chair et en os, face à Internet et au savoir générique de la culture numérique qui formatent des zombies. Des hommes qui parlent à des hommes, pas à un marché.
Les maîtres sont au cœur de toute véritable pensée. Vivants, ils dispensent des questions plus que des réponses. Les professeurs jettent un pont entre les générations : éternellement jeunes, ils restent toute leur vie au contact de l’enfance, ils sont un repère pour ceux qui les écoutent, ils entendent battre le cœur de chaque élève et connaissent les maux de la société, de l’intérieur. Ils n’ont pas d’autorité, ils n’ont plus que des doutes. Ils n’ont plus de nécessité, ils sont fragilisés, insécurisés, stigmatisés. Ils n’ont plus d’argent, ils n’ont que des dettes. Ils n’ont plus de prestige, ils sont invisibles. Ils sont bousculés, vilipendés, poignardés, décapités. Mais les décapiter, c’est décapiter la société. Car ils restent, même s’ils sont en bas de l’échelle sociale, l’élite de la nation. Cette nation qui se suicide lorsqu’elle ne les soigne pas, cette société qui se massacre lorsqu’elle les laisse sans défense car ils ne sont pas protégés, ni physiquement, ni moralement, ni idéologiquement, ni économiquement.
Faudra-t-il que chaque enseignant soit accompagné d’un garde du corps pour le comprendre ? Faudra-t-il que chaque professeur aille au lycée la peur au ventre ? Le professeur assassiné est l’un des symptômes les plus inquiétants de la faillite de la modernité et de l’homme, puisque l’humain est leur domaine. La curiosité, le rapport à l’autre n’est pas l’affaire de la politique qui remplacera les profs par des algorithmes, qui les soumettra à la dictature des chiffres et des discours électoraux, qui les rendra esclaves au lieu de maîtres. C’est une erreur monumentale que de ne pas écouter les professeurs. Une erreur que ne commettent pas seulement les élèves. Tuer un maître, c’est aussi, à travers l’homme et le projet, supprimer sa parole, son enseignement, son savoir, c’est empêcher la transmission, c’est se couper de son passé, de son intelligence, et de son identité, c’est assassiner l’avenir.
Eliette Abécassis