Une biographie dense éclaire les secrets et les obsessions cachées d’une œuvre littéraire virtuose, hantée par la disparition de ses parents et happée par la nécessité de jouer avec les mots pour vivre.
De Georges Perec (1936-1982), nous nous souvenons d’une image – une barbe épaisse encerclant son menton, des cheveux en pétard, un chat sur les épaules – et d’une réputation d’écrivain oulipien virtuose, bouleversant les règles de l’écriture de soi.
Pourtant, comme l’éclaire Claude Burgelin dans une biographie habitée, le travail de Perec, déployé en dix-sept ans seulement (de 1965 à 1982), ne peut se réduire à cette seule inventivité ; il cache “quelque chose de plus décisif”.
L’énigme Georges Perec
Après avoir été longtemps attentif aux fragments d’architecture qui se mettent en place dans ses textes, à ses lignes de dispersion et de fuite, à son désir de ne jamais répéter une formule élaborée dans un livre précédent, Burgelin (qui fut un ami proche) cherche ici un “ordonnancement secret” qui relierait toutes les pièces du puzzle perécien. Dans tout ce qu’il a écrit – Les Choses, Un homme qui dort, La Disparition, Espèces d’espaces, W ou le Souvenir d’enfance, Je me souviens, La Vie mode d’emploi, Récits d’Ellis Island… –, un principe de continuité vibre secrètement, qui se dévoile ici.
Une confession de l’écrivain traduit la nature de son rapport vital à l’écriture : “J’écris pour vivre et je vis pour écrire. […] Je ne fais rien d’autre qu’écrire (sinon gagner le temps d’écrire), je ne sais rien faire d’autre.” Mais de quelle nécessité cet élan était-il le nom ? À cette énigme, le biographe apporte des réponses lumineuses au fil d’un récit précis et documenté sur ses textes et sa vie : une vie qui doit tout “au hasard et à l’exil”, une vie hantée par la mort des siens (père tué en 1940, mère assassinée à Auschwitz en 1943).
“L’écriture est le souvenir de leur mort et l’affirmation de ma vie”, écrivait Perec. Son œuvre, acrobaties oulipiennes incluses, est une “manière souterraine d’installer ce mémorial fantôme”, estime Burgelin. “L’ombre des siens, le corps de l’enfant qu’il fut auprès d’eux sont devenus présences absentes, absences présentes dans son écriture.”
“J’ai fait imploser le roman”
Interrogeant son goût pour les secrets et les ruses, sa relation à la psychanalyse (longue analyse avec Jean-Bertrand Pontalis) et à sa judéité, le biographe observe judicieusement que l’écriture de Perec obéit à un double magnétisme : “la netteté élémentaire, les trajectoires secrètes”. “On ne s’étonnera pas de le voir rechercher en même temps ce qui simplifie (énoncés clairs, façons d’aller droit au but) et ce qui rend complexe, labyrinthique, ce qui se révèle à multiples fonds.”
Toute son œuvre peut ainsi être lue comme une succession de pas de côté par rapport aux codes de la narration romanesque. “J’ai fait imploser le roman”, avouait Perec après la publication de La Vie mode d’emploi, roman en effet privé de tout moteur narratif. Écrire, pour lui, c’était “essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes”.
Scrutant la société à partir du regard sur le quotidien et l’infra-ordinaire, interrogeant son histoire et les façons de la dire (l’autobiographique), jouant avec les serrures du langage à partir des clés de l’Oulipo, Perec a construit une œuvre qui, plus que de n’importe quel autre écrivain, se rapproche étrangement du peintre Paul Klee, qu’il voyait comme le miroir de sa propre inquiétude. “Il a eu peur, il peint sa peur”, reconnaissait Perec face à ses tableaux.
Derrière sa quête de collages textuels, il y a la même peur que chez Klee : la matrice d’une sensibilité qui, y compris dans le jeu et l’énigme, inquiète parce qu’elle est inquiétée.
Claude Burgelin, Georges Perec (Gallimard) 448 p., 24 euros. En librairie le 23 février.