Dans sa chronique, Éliette Abécassis nous parle de son métier d’auteure d’une manière formidable. Lisez et régalez-vous!
À chaque fois, c’est pareil. Il faut remplir des papiers, pour inscrire les enfants dans les registres des examens, des écoles, il faut cocher les bonnes cases pour les assurances, les statistiques, les recensements, enfin bref : il s’agit de trouver sa place sur les nomenclatures de l’Insee et chaque fois, je cherche, je lis, relis et relie, et non, je ne trouve pas. Je ne suis pas enseignante ni fonctionnaire, quoique je sois agrégée, je n’ai pas une profession libérale, même si je travaille pour moi et je n’ai pas de patron, je ne suis pas dans les services, même si j’aime être au service des autres. Je ne suis pas artisan, mais presque : je fabrique des trucs, des prototypes, je bricole, je bidouille, j’assemble, je rabote, j’enlève et je déplace, je supprime et je rajoute. Je cuisine, je fais mijoter pendant des heures, des jours, des mois et des années, je rumine et je laisse mariner, j’assaisonne le tout même si je ne suis pas cuisinière, avec quoi ? des bouts de ficelles, des morceaux de vie, trois souvenirs, des fragments, la mémoire des ancêtres et les paroles des survivants, les petites histoires et la grande Histoire, des traces, ma vie et la vie des gens, de l’imagination et un imaginaire, des cris, des hurlements, des traumatismes, et un peu de savoir-faire, pour construire une route, un chemin praticable même si je ne suis pas dans les ponts-et-chaussées, pour avoir une bonne conduite même si je ne travaille pas à la SNCF, une discipline d’enfer et beaucoup d’endurance, même si je ne suis pas sportive. Et ce qui me passe par la tête, à travers la matière que je travaille et je malaxe, même si je ne suis pas boulangère, l’est par le langage. Les mots m’enivrent et me perdent. Je les triture, je les observe. Et ce langage a un rapport intime avec la musique, même si je ne suis pas musicienne. Et aussi étrangement avec la politique, mais je ne suis pas politicienne. Et plus que tout avec la transmission mais je ne suis pas maître d’école. Et sans nul doute, avec l’amour, le désir, le rêve et tout ce qui n’a pas le moindre rapport avec les métiers qui existent véritablement, selon l’Insee.
Je ne vais pas au bureau, je suis un bureau. Je ne travaille pas, mais je travaille toujours. Même quand je dors, et surtout quand je dors. Au milieu de la nuit mon inconscient s’active et me réveille, comme illuminé de beauté et d’inspiration, pour dénouer un problème, pour avancer mon travail. S’il y avait un métier de l’amour, ce serait celui-là. S’il existait un métier du jour qui se lève, des nuits et des ténèbres, des crépuscules glorieux et des couchers de soleil nostalgiques, je cocherais volontiers cette case. Je polis des miroirs, j’enfile des perles, je fabrique des lunettes et des lentilles pour mieux voir. Je ne peux pas m’empêcher d’analyser les vies des gens à travers un filtre narratif. Je navigue à vue dans une rigoureuse nébuleuse, j’échafaude pierre à pierre des châteaux en Espagne, je les bâtis consciencieusement, parfois cela me prend dix ans et parfois ils s’effondrent car les fondements n’étaient pas solides et je m’effondre aussi. Je suis une fille qui dort, qui sort, qui écoute, à mille lieues au-dessus de ce monde étrange. Qui essaye d’y voir clair tout en fermant les yeux. Je suis une femme d’intérieur dans une maison vide. J’ai tout donné, je ne regrette rien. Je suis une cigale qui a trop chanté, j’ai tout dilapidé juste pour avoir la paix et les enfants parce que les enfants valent plus que l’argent, Madame la Juge. Et la liberté : chèrement gagnée. La liberté de ne pas avoir de métier, et de ne figurer sur aucune nomenclature. J’ai tout donné et je n’ai rien. On me regarde de haut, on me considère, on me déconsidère. Et pourtant, Messieurs les administrateurs et administrés, des métiers j’en ai eu. J’ai été libraire, dentiste, architecte, archéologue, détective… Je ne comprends pas bien ce monde d’adultes qui vivent sur le dos des autres auxquels ils prennent tout, et lorsqu’on leur demande un peu d’aide, ils s’offusquent terriblement, ils se gaussent et ils se moquent, du haut de leur activité très importante et très florissante, hautement nomenclaturée paraît-il, face à eux je ne vaux rien, je suis un boulet, un parasite, ce que je fais ne sert à rien. Mon métier n’existe pas, il n’a pas de réalité administrative, et il n’a même plus de réalité sociale. Un jour, je gagne des mille, un jour je n’ai plus un sou. Mais au fond, même si je n’ai rien, la seule différence avec les autres, c’est que je ne crois pas être quelqu’un. Je suis comme l’eau qui coule, comme l’air qu’on respire, comme un chat, un objet, un clochard hagard et un peu ivre qui raconte n’importe quoi à qui voudra bien l’entendre. Je suis un écrivain.
Eliette Abécassis