Dans sa chronique, Éliette Abécassis rend hommage à ceux qui ont permis de faire perpétuer le talmud, le recueil principal des commentaires de la Torah, à force de réflexions et de discussions.
La compagnie des talmudistes n’existe pas. C’est moi qui la nomme ainsi, car elle est si secrète et mystérieuse qu’elle n’a même pas de nom ni d’entité réelle. Mais dans mon esprit, elle désigne les Sages, ceux qui ont pénétré les arcanes de la pensée et ont compris le monde, ceux qui enseignent de bouche à oreille comment vivre, comment conduire sa pensée, comment agir, et aussi la distinction entre le sacré et le profane ainsi que la Bible et les commentaires de la Bible, et les commentaires des commentaires.
Depuis la nuit des temps, les talmudistes, de père en fils, de maître à disciples, consacrent leur vie et quasiment tout leur temps à l’étude de questions complexes. Ils sont parfois conduits à délaisser leur famille pour se consacrer à leur art. Ils n’hésitent pas à voyager. Parfois, ils en oublient de manger et de se distraire. Toute occupation terrestre n’est pas vraiment leur fort : ils préfèrent les nourritures spirituelles. Ils se parlent entre eux et sont capables de réfléchir pendant des heures sur un seul mot. Chaque idée, chaque phrase, chaque épisode de la Bible déclenche un déluge de commentaires au pays des talmudistes.
De siècle en siècle, de pays en pays, ils se répondent et ils discutent. Et tout est écrit dans le Talmud, le livre le plus étonnant de la tradition juive. C’est un projet fou, inouï, écrit par des centaines de penseurs, sur un millier d’années, un livre subversif qui aborde tous les thèmes, depuis les plus intimes de la vie quotidienne jusqu’aux questions de politique et de droit, de morale et de métaphysique, d’une façon originale puisque contradictoire, le Talmud étant la restitution des controverses rabbiniques.
Véritable pilier du judaïsme, il a été attaqué au Moyen Âge pour son antidogmatisme qui menaçait l’Église. Ainsi le Talmud fut-il brûlé à Paris en 1242 et mis à l’Index des livres interdits en 1565 par l’Église catholique romaine. Mais il a survécu, et il est aujourd’hui enseigné dans des écoles juives, et il est étudié partout dans le monde.
À mon avis, si le Talmud a survécu à toutes les persécutions, c’est grâce à la confrérie des talmudistes qui persiste à s’intéresser à nombre de questions insolubles posées par ces personnages étranges et mystérieux qui la forment. Peut-être ne sont-ils pas exclusivement de ce monde. Souvent, on ne sait pas où ils sont nés ni pourquoi ils sont là, on ne connaît en général aucun élément de leur biographie. Il semble qu’ils soient comme des anges envoyés des cieux pour en révéler les secrets. Le plus mystérieux d’entre eux était le fameux « Monsieur Chouchani ». Lorsque le grand maître de la pensée juive Léon Askénazi (alias Manitou, selon son totem scout) parlait de lui, il disait qu’il avait une science, une intelligence qui n’étaient pas de ce monde.
Mais d’où était-il ? « Je ne sais pas si c’était un homme ou autre chose », disait Manitou. « Il était cent pour cent fou, et cent pour cent génial », ajoutait-il dans une de ces formules dont il avait le secret. Monsieur Chouchani était-il né au Maroc, à Tanger, à Safed, ville des kabbalistes, ou en Lituanie, en Biélorussie ? Personne ne connaissait son nom véritable. On l’appelait ainsi, Monsieur Chouchani. À l’accent il paraissait lituanien. Ou du moins avait-il appris dans une yeshiva lituanienne. Mais était-ce le cas ? On ne savait pas où il habitait, ni avec quel argent il survivait, ni d’où venait toute sa science, pas seulement en Torah mais dans les matières scientifiques, ou en philosophie.
Il posait parfois des questions faussement naïves et ne prenait pas de gants pour dire les choses. Certains disent : « Le monde se divise entre ceux qui ont connu Chouchani et ceux qui ne l’ont jamais rencontré. » Puis un jour, on perdit sa trace. Il partit et mourut mystérieusement en Amérique du Sud, où l’on trouve encore sa tombe –ou peut-être n’est-ce pas sa tombe (1) ? Aujourd’hui ses élèves sont nombreux, et encore plus nombreux les élèves de ses élèves.
Ainsi les talmudistes, à longueur de temps, depuis des années, des siècles, des millénaires enseignent à leurs disciples, qui sont leurs fils spirituels. Tous fidèles à la parole, toujours présents pour l’entendre, et à poser des questions. Ils sont là pour leur maître, comme il est là pour eux, prêts à bondir pour lui rendre le moindre service, lui apporter tel livre, ou simplement lui faire honneur.
Des grands, des vrais, des bons disciples. Ils ne manquent jamais un cours, qu’ils écoutent attentivement. En dévotion et en admiration pour leur maître, qui leur insuffle le sens, ils lui sont éperdument reconnaissants. Où sont-ils, direz-vous ? Nul ne sait vraiment, mais j’en ai croisé dans tous les pays, toutes les villes, et même à la campagne, dans les montagnes, aux confins du désert, ou jusqu’au milieu de la Galilée.
(1) Fascinant Chouchani, Sandrine Szwarc, Hermann, 2022.
Eliette Abécassis