Dans un documentaire fascinant, Christiane Ratiney éclaire l’adhésion des femmes allemandes au nazisme et leur participation aux crimes du IIIe Reich. Entretien avec la cinéaste autour d’un travail de mémoire loin d’être achevé.
Un demi-million d’Allemandes ont travaillé pour le compte du IIIᵉ Reich. Témoins, complices ou criminelles, elles ont joué un rôle indéniable dans la Shoah. Leur violence n’a pourtant été regardée en face que tardivement. Après avoir participé, comme assistante de réalisation, à des documentaires importants autour de la Seconde Guerre mondiale (de Michaël Prazan, ou William Karel et Blanche Finger), Christiane Ratiney signe un film passionnant et troublant, à voir sur Arte.tv. Combinant archives personnelles et historiques, la réalisatrice y reconstitue tout un paysage culturel, mais aussi les parcours de certaines de ces « femmes au service du Reich ». Malgré les témoignages d’une partie de leurs descendantes, « le travail de mémoire collective et familiale n’est pas terminé », observe-t-elle. Entretien.
À partir de quel moment le rôle des femmes dans les politiques nazies et la Shoah est-il analysé ? Dans les années 1980, quelques historiennes ouvrent la voie en interrogeant la place des femmes au sein du IIIᵉ Reich et dans l’idéologie nazie. La question de leur implication dans le génocide des Juifs émerge plus tard, à la croisée de plusieurs phénomènes. D’un côté, l’accès aux archives soviétiques, à partir de 1991, permet de renouveler les connaissances des politiques d’occupation et d’extermination menées par Hitler en Europe de l’Est, dès 1939. On découvre alors que près de 500 000 Allemandes sont parties travailler et vivre dans ces territoires occupés comme secrétaires, infirmières, gardiennes de camps, etc. Ensuite, dans les années 2000, l’émergence des études de genre permet de reconsidérer leur rôle dans les politiques et les crimes nazis. Elles ont été présentes à chaque étape de la Shoah, comme témoins, complices mais aussi meurtrières.
Dans quelle mesure faut-il aborder cette question en termes de genre ? Notons d’abord que la plupart des historiens sont passés à côté du sujet. Depuis une vingtaine d’années, ce sont des historiennes qui travaillent dessus. En particulier, Wendy Lower, Elizabeth Harvey ou Elissa Mailänder, que nous avons interviewées. La première a montré la variété des profils meurtriers ; la deuxième s’est penchée sur la place des femmes dans le processus de germanisation des territoires conquis, à l’Est ; la dernière a beaucoup travaillé sur les gardiennes de camps.
D’autre part, si l’on élude la dynamique des genres, on ne comprend pas totalement les mécanismes du génocide ; c’est aussi à travers les rapports entre hommes et femmes que l’on mesure la radicalisation de cette violence. Cela peut sembler paradoxal, car le régime nazi est un système de domination masculine. Il a pourtant laissé aux femmes quelques espaces de pouvoir. Certaines gardiennes de camps et même certaines épouses de SS ont voulu montrer de quoi elles étaient capables. C’est le cas d’Erna Petri, dont le mari administrait un domaine agricole SS pour travailleurs forcés juifs, en Galicie. Elle assassinera six enfants juifs. Sa justification, lors de son procès dans les années 1960 ? « Je voulais me conduire comme un homme. »
Sur 3 500 gardiennes de camps, seules 77 écoperont de peines de prison, et 25 seront condamnées à mort, rappelle le film. Après guerre, les juges considèrent que ces vingt-cinq-là s’étaient livrées à de telles exactions que l’on ne pouvait plus les considérer « en tant que femmes ». Les journalistes qui suivent leur procès traitent leur violence comme une anomalie et ces femmes comme de pures sadiques. Après le procès de Nuremberg, en 1945-1946, on estime que les seuls responsables sont les dirigeants du Reich ou les officiers SS. La violence des femmes est et reste plus dure à admettre.
Longtemps tue, cette violence est aujourd’hui au centre des témoignages de descendantes de ces « femmes au service du Reich ». Elles correspondent à un profil type : baby-boomeuses ayant découvert, la plupart du temps au moment du décès de leur mère, des archives personnelles contredisant ce qui était raconté au sein de leur famille. Dans certains cas, ces descendantes ont cherché à en savoir plus…
Les convaincre de s’exprimer a-t-il été simple ? Pour reconstituer les parcours de ces mères, nous avons contacté plusieurs descendantes. Deux ont accepté d’être filmées, pour la première fois dans un documentaire. Anja Homeyer, la fille d’Annette Schücking-Homeyer. Infirmière en Ukraine et témoin indirect des fusillades de masse près de Kiev, cette dernière a consigné par écrit les confidences de soldats allemands ayant pris part à ces massacres en 1941 et 1942. Annegret Jordan est la fille de Liselotte Meier, qui fut secrétaire du commissaire du district de Lida (Biélorussie). À ce titre, celle-ci avait organisé la logistique des fusillades de masse dans cette zone, en 1942 et 1943. D’autres « filles de » ont néanmoins décliné, craignant la réaction de leurs enfants ou voisins. Preuve que le travail de mémoire collective et familiale n’est pas terminé. Aujourd’hui encore, il est plus facile de se demander :« Qu’a fait mon grand-père pendant la guerre ? »
Des femmes au service du Reich, documentaire de Christiane Ratiney (France, 2020). 95 mn. Disponible sur Arte.tv Du 24/01/2023 au 31/03/2023