Près du siège de la Banque centrale européenne, symbole de la construction communautaire à Francfort, se trouve un ancien sous-sol utilisé par la Gestapo pour la déportation des juifs, rapporte Eric Albert, journaliste au « Monde », dans sa chronique.
A côté du siège de la Banque centrale européenne (BCE), dans un recoin que la plupart des visiteurs ne voient pas, se trouve une discrète rampe en béton qui mène vers un sous-sol. Il faut s’arrêter, lever la tête et prendre le temps de s’imprégner de cette vue. Au premier plan, la rampe conduisant à une cave. A l’arrière, l’immense tour de quarante et un étages de l’institution monétaire qui domine l’est de Francfort.
Le lieu est lourd de symboles. Entre 1941 et 1945, le sous-sol était régulièrement loué par la Gestapo pour y rassembler des juifs, avant de les déporter vers les camps de la mort. En quatre ans, une dizaine de convois ont été organisés, transportant 10 500 personnes. Seulement 176 ont survécu.
Parmi les survivants se trouvait Edith Erbrich. Le 14 février 1945, alors qu’elle avait 7 ans, elle, son père et sa sœur ont été regroupés avec des centaines d’autres juifs allemands dans ce sous-sol discret. Sa mère, qui n’était pas juive, n’avait pas été autorisée à se joindre au reste de la famille. L’endroit n’avait pas été choisi au hasard par la Gestapo. Un marché de gros se trouvait sur place, ce qui signifiait d’excellentes infrastructures de transport. Le train partait de là, longeant la rivière Main. Celui de Mme Erbrich s’est rendu au camp de concentration de Theresienstadt, situé dans l’actuelle République tchèque.
Parce que cette déportation était tardive, seulement trois mois avant la fin de la seconde guerre mondiale, la petite fille a survécu, libérée avec son père et sa sœur le 8 mai 1945. Désormais octogénaire, elle était de retour dans cette cave le 27 janvier, date du 78e anniversaire de la libération d’Auschwitz, et Journée internationale dédiée à la mémoire des victimes de la Shoah.
Juxtaposition poignante
Bien sûr, l’emplacement de la BCE sur ce lieu de mémoire n’est qu’une coïncidence. La tour n’a d’ailleurs été ouverte qu’en 2014 et le précédent siège de l’institution se situait au cœur du quartier d’affaires de Francfort. Mais la juxtaposition des deux n’en est pas moins poignante. La Banque centrale est l’un des aboutissements les plus concrets du projet européen. Qui aurait pu croire il y a huit décennies que vingt pays européens partageraient la même monnaie ? Qu’une institution centralisée aurait le pouvoir de fixer la politique monétaire pour toute la zone ? Que ses vingt-six gouverneurs, venant de tous les pays, seraient divisés seulement par la direction des taux d’intérêt ? « Cela ajoute de l’émotion et de la pertinence à la mission de la BCE », soulignait, le 27 janvier, Christine Lagarde, sa présidente.
Il y a de très nombreuses raisons de critiquer la monnaie unique. La désastreuse crise des années 2010-2015 aurait dû être évitée, ou au moins limitée. Le sort réservé à la Grèce a été bien plus dur que nécessaire. La construction de l’union monétaire reste déséquilibrée, avec une monnaie commune mais pas de budget commun. Reste que, à la lumière de l’histoire, l’existence même de l’euro demeure sidérante.
A l’intérieur du bâtiment de la BCE, temple de béton, d’acier et de verre, des citations de grands leaders européens sont inscrites sur les piliers pour rappeler que l’institution n’a pas qu’une mission technique. Ainsi celle de Robert Schuman : « L’Europe ne se fera pas d’un coup, ni dans une construction d’ensemble : elle se fera par des réalisations concrètes créant d’abord une solidarité de fait. »
Eric Albert