Une conférence réunissant le journaliste Rafaël Amselem d’Akadem et le chercheur Pierre Vesperini a questionné le regard juif sur la « cancel culture ». L’accent a été mis sur la manière de réhabiliter le pardon dans le débat public.
Qu’est-ce que le judaïsme a à dire sur la « cancel culture » ? Dans le quartier du marais à Paris, au café des Psaumes, le débat « Un regard juif sur la cancel culture », organisé par l’association Les amis de Rav Sacks, a réuni le 7 février deux intervenants, Rafaël Amselem, journaliste à Akadem et Pierre Vesperini, chercheur au CNRS, spécialiste de l’Antiquité.
Ce débat a été introduit par le journaliste du média numérique juif. Il a rappelé quelques polémiques illustrant la « cancel culture » (la culture de l’annulation), comme le tweet de Justine Sacco sur l’Afrique et le sida, qui lui a valu les foudres des internautes, ou les accusations de mort pour transphobie, dont est victime J.K. Rowling, l’autrice de la saga Harry Potter.
Distinction entre la personne et la faute
Dans le débat public, cette culture consiste, selon la définition de Rafaël Amselem, à dénoncer publiquement de manière à ostraciser ou « effacer » certaines personnes pour les fautes qu’elles ont pu commettre, sans aucune possibilité de rachat. Fin connaisseur de la Bible hébraïque, il a mis en avant la notion de pardon, présente dans les textes sacrés, notamment dans l’histoire de Joseph et ses frères (Genèse 45). Un pardon conditionné à la reconnaissance par le coupable de ses fautes et à une forme de pénitence. Cette distinction entre la personne et la faute est centrale dans la doctrine juive, précise le journaliste d’Akadem.
Ils s’inspirent des travaux de Jonathan Henry Sacks, ancien grand rabbin des Congrégations hébraïques unies du Commonwealth, qui prône un judaïsme ancré dans la cité, en dialogue avec les autres savoirs et religions. « Dans la “cancel culture”, cette culture de la honte, le regard des autres suffit pour que quelqu’un soit coupable », précise Rafaël Amselem, qui insiste sur le poids parfois délétère des « conventions sociales » et du « conformisme ». « Mais n’oublions pas la souffrance qui est derrière et les problèmes de discrimination qui restent à résoudre. Nous n’y parviendrons qu’avec le dialogue », précise-t-il.
L’autre débatteur, Pierre Vesperini, chercheur au CNRS, a récemment publié un ouvrage sur la question « Que faire du passé. Réflexions sur la « cancel culture » » (Fayard, 2022). Il a rappelé lui aussi certaines dérives anglo-saxonnes, comme la mise au ban de l’enseignement d’Aristote dans certaines universités.
Reconnaissance et réparation
Le chercheur a appelé à s’interroger, à aller au-delà du simple rejet que cela peut susciter. « Toutes ces outrances ne sont pas des maladies, mais des symptômes », a-t-il souligné. Ce spécialiste de l’Antiquité a pris plusieurs exemples comme le déboulonnage de deux statues de Victor Schœlcher en Martinique ou l’histoire de Brigitte Lainé, qui subit de lourdes sanctions pour avoir contribué à faire la lumière sur le massacre de manifestants algériens à Paris, en octobre 1961.
« Édouard Glissant évoque le terme de schœlchérisme, pour évoquer la persistance de l’esprit colonial. On a tendance à oublier la lutte des colonisés, en s’appropriant l’abolition de l’esclavage. » En 1848, la République a appelé à « l’oubli du passé » au moment de son abolissement ; cela explique la « frustration » des populations anciennement colonisées, explique-t-il.
La suppression de certains éléments du passé serait un « symptôme » d’un manque de reconnaissance de la part d’un État, d’une « négation des luttes des peuples opprimés ». En revanche, selon Pierre Vesperini, le pardon, mis en valeur par Rafaël Amselem, n’est pas une donnée politique, mais bien morale. Ce qui relève du politique et des États, « c’est, d’une part, reconnaître ce qui a eu lieu, et, d’autre part, instituer des moyens de réparer les fautes », conclut-il. »
Raphaël Jacomini