Alors qu’un nouveau cycle de violence s’ouvre entre Israël et la Palestine, l’historien Georges Bensoussan revient sur les origines du conflit dans un livre* passionnant. Dès les années 1920, l’affrontement a pris l’allure d’un choc entre deux types de sociétés, rappelle-t-il.
LE FIGARO. – Vendredi 27 janvier, une synagogue de Jérusalem a été la cible d’un attentat qui a fait sept victimes civiles. Cette attaque intervient au lendemain d’opérations de l’armée israélienne contre le Djihad islamique en Cisjordanie, mais aussi le jour des commémorations internationales des victimes de la Shoah et au moment de la prière. Que révèle le choix de la date de cet acte terroriste?
Georges BENSOUSSAN. – Je ne crois pas qu’il y ait un lien entre la journée internationale de commémoration de la Shoah le 27 janvier et le passage à l’acte de l’assassin. D’autant qu’en Israël, la commémoration de la Shoah n’a pas lieu le 27 janvier, mais intervient au mois d’avril – c’est l’une des trois journées de commémoration solennelle avec la journée du Souvenir des soldats morts pour l’existence de l’État juif et la journée de l’Indépendance qui la suit immédiatement. Il est tout à fait possible, cela dit, que les événements de Jénine survenus la veille aient précipité le passage à l’acte de cet homme sans que, pour autant, on puisse confondre ces événements.
Le choix du lieu, Jérusalem, ne doit non plus rien au hasard. Pourquoi la Ville sainte est-elle depuis toujours l’épicentre du conflit?
Jérusalem est l’épicentre du conflit depuis la fin des années 1920 avec la politique suivie par celui que les Anglais désignent au printemps 1921 comme mufti de Jérusalem, Amin al-Husseini. Lequel comprend rapidement que le nationalisme ne peut pas soulever des foules dont le paysage mental est étranger à la notion de nation au sens moderne du terme, que celui-ci est d’abord familial et clanique, participant ensuite de la oumma, la communauté des croyants. Al-Husseini comprend que l’islam, seul, fédérera le combat pour la Palestine arabe en faisant d’un conflit national un conflit religieux, cristallisé sur le mur dit des Lamentations jouxtant l’esplanade des Mosquées des uns, le mont du Temple des autres. Ce qui lui permettra de mobiliser jusqu’à l’islam indien. La focalisation sur Jérusalem est donc le résultat d’une islamisation d’un combat dont les Arabes chrétiens avaient pourtant été les principaux initiateurs. Un siècle plus tard, l’emprise religieuse, musulmane ou juive, signe l’échec du politique, avec, à la clé, les risques que cela implique.
Vous venez de consacrer un livre aux origines du conflit. La tragédie était-elle annoncée dès la naissance d’Israël et même bien avant? Pourquoi avoir commencé votre livre en 1870?
À l’examen des forces profondes qui sont en jeu, on comprend que les sionistes avaient peu de chances d’échapper à un conflit frontal. Pourquoi 1870? Parce que, pour l’essentiel, c’est autour de ces années-là qu’émerge du sein de la vieille communauté séfarade de Palestine un renouveau de l’hébreu comme langue journalistique (fondation des journaux Ha-Levanon, 1863, et Ha-Havazelet, 1870), puis langue d’enseignement et bientôt langue parlée: c’est en 1890 qu’est fondé en Palestine le Comité de la langue hébraïque, sept avant le premier congrès sioniste organisé par Herzl à Bâle. En d’autres termes, c’est de la vieille communauté juive de Palestine que naît un quasi-mouvement national autour d’une renaissance culturelle hébraïque, prête à revendiquer une forme d’autonomie qui prend peu à peu l’allure d’une nationalité.
Vous expliquez que la genèse du conflit israélo-arabe, dont l’actualité est surabondamment couverte par les médias, demeure mal connue. Comment expliquez-vous ce paradoxe?
Si le conflit est bien couvert dans la première moitié du XXe siècle, il passe au second plan avec la guerre froide, et ce au moins jusqu’à la guerre des Six-Jours (1967) à partir de laquelle, en revanche, il est surabondamment couvert par les médias, a fortiori lorsque l’on compare avec le sort médiatique réservé aux tragédies récentes survenues en Afrique noire. Surabondamment commenté et pourtant mal connu parce que, loin d’être une question d’histoire, le conflit est devenu une question idéologique. Qui n’a pas remarqué la réprobation quasi universelle dont l’État d’Israël fait l’objet à l’ONU: 240 condamnations de l’État juif à l’assemblée générale des Nations unies entre 2015 et 2021, contre 22 pour la Russie, 8 pour la Corée du Nord, 10 pour la Syrie et 0 pour la Chine, la Libye, le Pakistan, etc.
Selon vous, dès le début, il ne s’agit pas seulement d’un choc entre deux nationalismes, mais aussi d’un choc culturel et religieux?
Dès les années 1920, le conflit prend l’allure d’un choc entre deux types de société. Ce n’est pas un choc islam/judaïsme (le mouvement sioniste est alors profondément sécularisé), mais le choc entre une société moderne issue de l’Europe des Lumières, occidentale dans ses modes de pensée, et une société rurale, clanique et islamique, étrangère à l’Occident. Cette ligne de partage est l’une des clés de la victoire israélienne de 1948.
La question de l’antisémitisme est-elle présente dès le début? En quoi cela a-t-il un lien avec la dhimma et son abolition?
Il ne s’agit pas d’antisémitisme, mais du statut du Juif en terre arabo-musulmane, du statut de dhimmi, ce sujet protégé, mais statutairement et ontologiquement inférieur. Par l’affirmation d’une émancipation du sujet et par sa revendication d’une souveraineté nationale sur une terre qui structure l’imaginaire du monde juif, le sionisme brise chez nombre de Juifs une antique soumission et, pour beaucoup de musulmans, une vision du monde imperméable à l’égalité de tous les sujets humains. A fortiori lorsque, en position de force comme ici, des Juifs commandent à des musulmans.
Compte tenu notamment du fait que le conflit ne peut être réduit à sa dimension nationaliste et territoriale, la solution à deux États vous semble-t-elle toujours réaliste?
Dès le rapport Peel (1937), les Anglais sont convaincus que le partage est la seule solution réaliste. Dix ans plus tard, les rapporteurs de l’ONU (Unscop) se rangent à leur avis. Les refus arabes successifs (y compris du Livre blanc de 1939 qui leur est pourtant favorable), le rejet de toute forme de souveraineté juive (et donc de légitimité) même sur un morceau de cette terre entraîne une montée aux extrêmes qui, en partie, porte en elle les massacres et les expulsions de 1948. L’événement trouve sa logique profonde dans sa genèse, en faire l’économie revient à occulter les mécanismes qui permettent de comprendre l’exceptionnelle durée de ce conflit et les moyens d’y mettre un terme.
La solution à deux États n’est valable qu’à la condition de revenir à la genèse du conflit, en particulier aux années cruciales 1918-1922 quand la Transjordanie n’avait pas encore été arbitrairement séparée de la Cisjordanie. Toute solution passe par le retour à ces origines-là, une négociation à trois, Israël, Palestine et Jordanie, incluant la Nakba des Arabes palestiniens et l’exode des Juifs du monde arabe devenus Israéliens, et en gardant à l’esprit la conscience des blocages culturels.
* «Les Origines du conflit israélo-arabe (1870-1950)» , Georges Bensoussan, Éditions Que sais-je?, 128 p., 10 €.