Cinquante-huit ans après l’exécution du célèbre agent secret israélien en Syrie, sa fille tente de rétablir la vérité sur son père. Révélations. De notre envoyé spécial à Tel-Aviv Julien Peyron (avec Danièle Kriegel à Jérusalem)
Samedi 14 janvier, place Habima, au cœur de Tel-Aviv : Sophie Ben-Dor se tient debout, immobile, au milieu de dizaines de milliers d’autres Israéliens. Elle ne se considère pas comme une opposante au Premier ministre Benyamin Netanyahou, mais elle a tenu à se rendre à la manifestation contre la « dérive antidémocratique » du nouveau gouvernement. Un homme la regarde, s’approche. Il lui tombe dans les bras et se met à sangloter : « Je vous aime tellement, vous et votre famille. » Sophie Ben-Dor aurait préféré rester anonyme dans la foule ce jour-là, mais elle a l’habitude de ce genre de scène. Elle est la fille d’Eli Cohen, l’espion star du Mossad, exécuté en 1965 en Syrie et considéré comme l’un des meilleurs de tous les temps. « Pour les Israéliens, c’est une légende, confie-t-elle de sa voix douce et posée. Personne n’a oublié qui il était et c’est un peu mon devoir aujourd’hui de continuer à recevoir leur émotion. »
Écouter les autres, Sophie en a fait son métier. Quand elle rentre de son cabinet, la psychanalyste consacre une partie de ses soirées à répondre aux inconnus qui la contactent par courrier ou sur Facebook. Et à l’entendre énumérer certains des messages les plus originaux ou troublants reçus ces dernières années (un homme se prend pour la réincarnation de son père, une femme a construit une fausse tombe en son honneur…), on a l’impression que le pays tout entier est en analyse chez elle. De ce panel de la société israélienne, elle a tiré un constat : l’homme que pleurent ses concitoyens est très différent de celui qu’elle a connu jusqu’à ses 4 ans, son âge lorsqu’elle a vu son père pour la dernière fois. La faute, selon elle, aux nombreux livres mal renseignés qui lui ont été consacrés et à l’interprétation de l’acteur Sacha Baron Cohen dans la série Netflix The Spy.
Mutisme
« Borat dans le rôle principal, je redoutais le pire. Finalement, il ne s’en sort pas si mal, il est dans la retenue. Mais mon père n’était pas du tout comme cela. On le présente comme un 007, musclé et casse-cou, alors qu’il était assez petit et pas macho. Tout l’inverse du stéréotype de l’espion baraqué.» Elle a voulu rétablir la vérité. Écrit en français avec son amie journaliste et confidente Valérie Perez-Ennouchi, le livre qu’elle publie (Eli Cohen, le héros du Mossad) et dont Le Point publie des extraits décrit un homme modeste et prévenant avec sa famille. L’opposé de son double syrien, dandy dévergondé qui organisait les parties fines les plus courues de Damas, où se pressaient les hauts dignitaires du régime. C’est ainsi qu’il a pu gagner leur confiance et soutirer de précieux renseignements. Sophie Ben-Dor est convaincue que la couverture que son père a construite minutieusement a tenu jusqu’au bout. D’où la question que pose son livre et qui divise encore le milieu du renseignement : pourquoi cet espion si fin, ayant réussi à s’immiscer jusque dans le premier cercle du pouvoir syrien, a-t-il été démasqué en janvier 1965 ? A-t-il été trahi ? A-t-il commis des erreurs, comme les services israéliens le sous-entendaient au début ? Les responsables sont-ils plutôt à chercher du côté du Mossad, trop heureux de disposer d’une taupe aussi haut placée chez l’ennemi et qui aurait insisté pour le renvoyer en mission alors que Cohen avait fait part de ses doutes lors de sa dernière permission ? Pressé de répondre par une famille « toujours en deuil » et par une opinion publique ayant pris fait et cause pour son espion-martyr, le Mossad a longtemps gardé le silence. Le service a bâti sa réputation sur son excellence mais aussi sur son mutisme. Mais le cas Cohen est à part. Cinquante-huit ans après la mort de son agent, l’institution a accepté d’entrouvrir son armoire à secrets.
David Barnea est un homme à la parole rare, qu’on suppose plus préoccupé par l’avancée du programme nucléaire iranien que par une affaire vieille de plus d’un demi-siècle. Mais, preuve de l’importance qu’a prise son illustre espion au fil des ans, l’actuel directeur du Mossad a inauguré en personne le 12 décembre 2022 le musée Eli-Cohen, à Herzliya, une banlieue cossue au nord de Tel-Aviv. Devant Sophie, sa mère Nadia, le président israélien Isaac Herzog et Benyamin Netanyahou, Barnea révèle un secret, espérant sans doute clore le débat sur les circonstances de la mort de l’espion. « Je vais rendre hommage à cet endroit sacré en révélant, pour la première fois, suite à des recherches intenses menées récemment, qu’Eli Cohen n’a pas été capturé en raison du nombre de ses transmissions ou de la pression exercée sur lui par le quartier général pour qu’il transmette trop fréquemment. Eli Cohen a été capturé car ses transmissions ont simplement été interceptées et triangulées par l’ennemi. »
Montre volée
Par la voix de son directeur, le Mossad valide donc la thèse de l’interception des messages, privilégiée aussi par des sources proches des renseignements israéliens contactées par Le Point. Mais Sophie Ben-Dor n’est toujours pas convaincue. Car juste après le discours de Barnea, un vétéran du Mossad lui fait à son tour une révélation. « Foutaises ! On prétend que ses messages ont été interceptés grâce à une voiture située dans la rue et équipée avec du matériel venu spécialement d’URSS. Je n’y crois pas. À l’époque, même la CIA n’avait pas les moyens de repérer avec certitude la provenance exacte d’un signal. J’ai personnellement décrypté plusieurs des télégrammes de votre père et je peux vous dire qu’il était extrêmement vigilant. Le Mossad nous cache la vérité. » Sophie acquiesce. « J’ai la conviction qu’ils nous mentent et qu’ils mentent au peuple israélien. » Pourtant, elle entretient de bons rapports avec l’actuelle direction. « David Barnea m’a montré récemment des documents exclusifs datant de la période où mon père construisait sa fausse identité à Buenos Aires auprès de la communauté syrienne. Mais je n’ai jamais vu ceux de sa période syrienne, car on me dit que la bibliothèque où ils étaient entreposés a brûlé. Comment croire cette histoire ? » Elle n’a pas digéré non plus l’affaire de la montre. En 2018, le Mossad prétend avoir récupéré la breloque de son agent au terme d’une « opération spéciale dans un État ennemi ». La vérité serait moins glorieuse, selon Sophie. La montre retrouvée par le Mossad est authentique, mais elle a été achetée sur un site de vente en ligne par un agent l’ayant reconnue. Le petit-fils d’un ancien geôlier de Cohen l’avait dérobée sous le lit de son grand-père dans le but de la revendre. Depuis, elle a été rendue à la famille, qui a dû insister, car le Mossad voulait l’exposer dans l’entrée de son QG.
Dernier message
Lors de l’inauguration du musée, le Mossad a rendu public un autre élément relatif à l’affaire Cohen : le dernier télégramme envoyé par celui-ci avant son arrestation. La phrase en français décrit l’effervescence qui règne alors dans la capitale syrienne, où le président Amin el-Hafez consulte régulièrement ses officiers supérieurs. « Réunion au quartier général hier soir à cinq hrs GMT avec Amin el-Hafez et hauts offrs. » Cohen sera arrêté quelques heures plus tard, puis torturé, jugé et pendu en place publique. Sophie en connaissait déjà le contenu. Elle confie avoir eu connaissance d’un autre message, encore plus glaçant, envoyé quelques heures plus tard depuis le poste de transmission de son père : « Kamel et ses amis sont les invités de la Syrie. » Façon pour le contre-espionnage syrien de signifier aux Israéliens que leur agent n’émettrait plus jamais. Le Mossad et la famille d’Eli Cohen ont au moins un combat commun : tenter de faire revenir en Israël le corps de l’espion. La Syrie refuse toujours de rendre la dépouille, malgré les demandes répétées de l’État hébreu. Un ancien membre de l’unité opérationnelle du Mossad, Gad Shimron, livre au Point une information exclusive : « Pour retrouver le lieu où Eli Cohen a été enterré, l’État d’Israël a fait prendre de gros risques à un de ses envoyés à Damas. Après beaucoup de recherches et d’efforts, ce dernier est parvenu à la conclusion que la sépulture d’Eli Cohen se trouve dans un lieu recouvert aujourd’hui par une route. »
La confidence d’El-Assad
De quelle route s’agit-il ? Shimron n’en dit pas plus. Mais son témoignage semble confirmer une information communiquée il y a quelques années à Sophie Ben-Dor. En 2000, quand Bachar el-Assad, jeune ophtalmologue réputé progressiste et ayant fait ses études à Londres, devient président de la République arabe syrienne, elle espère une détente entre les deux pays et décide de lui écrire directement. Fait extraordinaire, comme elle le révèle dans son livre, il lui répond. « Ce n’est pas encore le bon moment, mais il viendra », lui laisse espérer le nouveau président syrien. Elle le relance quelques années plus tard et fait alors, via la presse officielle syrienne, la découverte d’une information mystérieuse : « Une ville a été construite sur son corps. » Sophie sent qu’elle se rapproche mais le déclenchement du Printemps arabe contrecarre ses plans. L’écrasement du mouvement démocratique syrien, la férocité avec laquelle El-Assad conduit la guerre civile font de lui un paria. Le contact est rompu. Depuis son appartement, Sophie ne se décourage pas et continue de mener sa diplomatie parallèle. Elle identifie un dirigeant étranger dont l’influence ne cesse de grandir en Syrie et réputé proche du pouvoir israélien : Vladimir Poutine. À son initiative, Benyamin Netanyahou demande au président russe de se renseigner sur l’endroit où les Syriens conservent le corps d’Eli Cohen. Las, la guerre en Ukraine et l’isolement de la Russie jouent à nouveau contre elle. Alors, il y a quelques semaines, c’est vers les Émirats arabes unis qu’elle se tourne. Depuis 2020 et les accords d’Abraham, le pays du Golfe et Israël ont établi des relations diplomatiques. Sophie envoie une demande de médiation avec le pouvoir syrien à Mohammed ben Zayed, le dirigeant émirati. Elle attend sa réponse.
Assad, Poutine, MBZ… Dans son salon à Herzliya, Sophie sourit quand on lui fait remarquer qu’elle a des interlocuteurs peu communs pour une psychanalyste. L’aura de son père la guide, assure-t-elle. On cherche en vain une image de lui au milieu des bibelots entreposés sur les tables, mais les photos de famille restent rangées précieusement dans un grand album. Elle le sort et tourne les pages délicatement. Elle s’arrête sur l’une d’elles. Un bébé en maillot de bain regarde l’objectif, l’air revêche, une tétine dans la bouche. « C’est moi à 4 ans. Et c’est lui qui a pris la photo. » Elle caresse la page. « La vérité est dans les documents de l’époque. Ceux du Mossad », glisse-t-elle en fixant par la fenêtre les gratte-ciel de Tel-Aviv qui scintillent. Selon la loi, les archives auraient dû être rendues publiques au bout de cinquante ans, soit en 2015. Mais la période de confidentialité a été prolongée in extremis à soixante-dix ans, puis à quatre-vingt-dix. En 2055, elle aura 95 ans §
Extraits
La dépouille
« Quand Bachar el-Assad a été élu, j’ai cru qu’un nouvel esprit arriverait en Syrie. J’ai cru qu’il serait moins totalitaire que son père. Je lui ai écrit une lettre en lui expliquant que nous étions la nouvelle génération et qu’il était temps de faire la paix. Je l’ai supplié de nous restituer la dépouille. Il a répondu, deux fois. La première fois, il était écrit qu’il rendrait le corps quand le temps serait venu. Dans la deuxième réponse, il a répondu via des médias qu’une ville avait été construite sur son corps. Je suis absolument certaine que les autorités syriennes savent où est le corps de mon père, mais elles ont tellement été touchées dans leur orgueil en laissant mon père pénétrer dans les hautes sphères que, jusqu’à présent, leur colère n’est pas passée. »
La rencontre avec Golda Meir
« Ma mère décroche, au bout du fil, Golda Meir. Un appel qui a duré une dizaine de minutes. Je voyais le regard de ma mère s’illuminer. Après avoir raccroché, ma mère nous appela tous les trois, et nous demanda de préparer nos plus beaux vêtements. Samedi, un chauffeur viendrait nous chercher et nous irions à Jérusalem à la rencontre de la grande Golda Meir. La grande Golda, celle que Ben Gourion appelait « le seul homme de son gouvernement ». Elle avait une voix douce, et je sentais qu’elle avait beaucoup de compassion pour nous. Ma mère pleurait, et Golda lui prit la main pour la rassurer. C’était la seule fois où j’ai eu l’impression que notre problème était entendu, et que notre situation importait »§
La double vie d’Eli Cohen, alias Kamel Amin Thaabet
1924 Naît à Alexandrie dans une famille juive égyptienne.
1956 Expulsion des Juifs d’Égypte. Eli Cohen émigre un an plus tard en Israël.
1960 Recruté par les services israéliens.
1961 Envoyé en Argentine pour infiltrer la communauté syrienne de Buenos Aires sous une fausse identité. Eli Cohen devient Kamel Amin Thaabet, riche homme d’affaires.
1962 Installation en Syrie. Les grandes fêtes que donne le « dandy de Damas » lui permettent de se lier avec de hauts dignitaires du régime.
1963 L’un de ses proches, Amin el-Hafez, devient président de la Syrie à la faveur d’un coup d’État. Eli Cohen accède aux plus hautes instances du pouvoir.
15 janvier 1965 Arrêté, torturé puis condamné à mort, l’agent secret est pendu sur une place de Damas le 18 mai et son corps est exposé au public.
1967 Israël remporte la guerre des Six-Jours. Avant sa mort, Eli Cohen avait recueilli de précieux renseignements sur les positions fortifiées syriennes dans le Golan.
2022 Sophie Ben-Dor demande l’aide des Émirats arabes unis pour récupérer le corps de son père.
Par Julien Peyron (avec Danièle Kriegel)