Tomíčkovi est le titre original tchèque de ce bouleversant recueil de peintures aquarelles dédiées par l’artiste juif pragois Bedřich Fritta (né Fritz Taussig) à son fils Tomáš au moment où toute la famille était enfermée à Theresienstadt. L’écrivain et musicien français Hélios Azoulay est à l’origine de la première publication en français de cette œuvre.
RPI : Comment avez-vous découvert ce livre et dans quelle langue ?
Hélios Azoulay : « Je suis écrivain et aussi musicien et depuis plus de 10 ans maintenant je joue des musiques composées dans les camps de concentration. Connaissant la folle et inespérée créativité des artistes dans le camp de Theresienstadt – j’ai joué de nombreux de compositeurs déportés là-bas – et cela m’a amené à connaître l’œuvre des peintres sur place. »
« Je suis tombé sur l’édition allemande de Pour Tommy, sur ce livre dessiné pour les trois ans du petit Tomas le 22 janvier 1944 dans le camp de Theresienstadt par son père, le génial et sublime Bedřich Fritta, qui est un peintre et caricaturiste qui est un génie pur. Ce livre, qu’il a offert à son fils dans le camp pour son anniversaire est pour moi un chef d’œuvre de tendresse, d’amour et d’héritage. »
Vous avez ajouté un texte à cette première édition en français. Qu’avez-vous voulu faire passer comme message ?
« Justement que c’est un art d’hériter – qu’est-ce qu’on fait de ça ? Tommy a survécu à l’Holocauste et toute sa vie il a gardé sous son lit le livre dessiné par son père, dans l’espoir et le désespoir de déchiffrer qui était son père. »
« Ce livre, que tous les enfants pourraient lire, est fait d’aquarelles dans lesquelles le père imagine le destin de son fils ou illustre un quotidien rêvé. Je crois que ce qui m’a bouleversé est d’imaginer cet homme en train de déchiffrer son père en regardant ses dessins. »
Tommy Fritta-Haas, qui est revenu vivre à Prague à la fin de sa vie, a lui-même dit dans un entretien accordé en 2011 qu’il avait la chair de poule à chaque lecture de ce livre, même pour la 1000e fois.
« Dans la postface, que j’ai intitulée Dans le creux d’aimer, je raconte la genèse de ce livre et son destin ensuite. Je raconte la vie de Bedřich Fritta. Bien évidemment rien n’est comparable, mais j’ai perdu mon père à 4 ans et il était peintre. J’ai conservé un petit nombre de dessins de lui et j’espère pouvoir comprendre dans une certaine mesure ce qu’a ressenti Tommy. Quand on regarde le dessin d’un père qu’on n’a pas connu, on s’affole dans le moindre détail, dans la moindre courbe ou couleur pour essayer de retrouver cet homme qu’on a trop peu connu. »
« J’étais il y a quelques jours à Berlin et la famille de Tommy m’a fait la surprise émotionnellement étourdissante de léguer le livre original – les 52 petites aquarelles – au Musée juif de Berlin. David Haas, son fils, m’a dit que mon livre était le premier édité depuis la mort de Tommy en 2015 et qu’il était temps qu’il appartienne encore plus à tout le monde. C’était un moment bouleversant, avec la directrice du Musée juif de Berlin, où on a pu toucher ce livre pour la dernière fois sans gants. »
Ce livre touche à différents pans de la Shoah en Tchécoslovaquie, avec notamment « l’affaire des peintres de Theresienstadt », aussi avec ce père adoptif de Tommy, Leo Haas, qui participe à « l’atelier du diable », avec des déportés tchécoslovaques qui ont dû fabriquer des fausses devises pour les nazis, puis son retour à Terezín pour retrouver ces dessins de Bedřich Fritta.
« Tout à fait, chaque homme est un gouffre et chaque destinée un labyrinthe. Je parle bien évidemment de ‘l’affaire des peintres’ et de Leo Haas. Pour retracer rapidement les faits, Bedřich Fritta, quelques temps après avoir dessiné pour son fils, se fait prendre avec d’autres peintres internés à Theresienstadt. Il dirigeait un département de dessins techniques que les nazis avaient créé pour obtenir des plans et des graphiques ainsi que des aquarelles pour la propagande. En cachette, tous ces peintres, dont Fritta et Haas, dessinaient la vérité du camp : la mort, la crasse, la souffrance, la faim… Ils se font prendre, emprisonner puis torturer. Leurs familles aussi d’ailleurs. Haas et Fritta sont déportés vers Auschwitz et Leo Haas promet à Bedřich Fritta d’adopter Tommy s’il est le seul à survivre. Bedřich Fritta meurt d’épuisement dès son arrivée à Auschwitz. Leo Haas va survivre et tenir sa promesse. Il retrouve sa femme – la mère de Tommy est hélas également morte – et ils retrouvent Tommy qu’ils adoptent. »
« La veille de sa déportation, Bedřich Fritta a enterré ses dessins dans la cour d’une ferme à Terezín. Ils ont retrouvé tous ses 300 dessins de génie, dont certains sont au Musée juif de Prague et au Mémorial de Terezín, et au fond de la boîte il y avait ce petit livre pour son fils Tommy. C’était impossible de ne pas publier ce livre et je suis ravi de pouvoir le faire en français. »
Est-ce que cela a été compliqué de convaincre un éditeur ?
« J’en ai parlé tout de suite aux Editions du Rocher et la réponse positive a été immédiate ! Il y a tellement de résonnances, c’est l’œuvre d’un père pour son fils, c’est une affaire d’art, de résistance, d’héritage et un paradoxe – comment convoquer autant de beauté dans autant d’urgence, quand on est encerclé par la mort et la terreur. Le ‘oui’ de l’éditeur est tombé directement ! »