« J’ai dépisté et fait arrêter 1 100 nazis », estimait en 1973 Simon Wiesenthal. Ce survivant de l’Holocauste a par ailleurs mené une recherche sur la judéité de Christophe Colomb et de sa mission.
Simon Wiesenthal (1908-2005) fut un des plus célèbres « chasseurs de nazis », dont il est devenu l’archétype – quitte à exagérer son rôle dans la capture d’Eichmann, lui a-t-il parfois été reproché. Lui-même rescapé de la Shoah, il a voué son existence à la traque des criminels nazis, un travail pour la justice qui a suscité maints hommages à sa disparition.
« Le Monde » souligne alors : « Mais, dès 1948, Wiesenthal reste très seul. Il accumule 20 000 fiches sur les bourreaux SS, dans l’indifférence générale. Les Autrichiens le regardent de travers, et, avec la guerre froide, les Américains sont bien plus préoccupés par les Soviétiques que par la traque des anciens nazis. »
Dans l’entretien de 1973 que nous republions ici, Simon Wiesenthal revient sur une autre activité, son exploration des origines de Christophe Colomb et des motivations de sa mission. « Quel lien entre les Juifs espagnols et les “Indes” ? Sans doute cherchaient-ils à fuir les persécutions des pays chrétiens… Peut-être aussi essayaient-ils de retrouver sur les terres indiennes les royaumes juifs fondés par les dix tribus “perdues” d’Israël… »
Le chasseur de nazis expose aussi, à cette époque où de nombreux responsables du génocide étaient encore en vie, leurs méthodes pour brouiller les pistes : susciter la rumeur d’un Martin Bormann retrouvé, ce qui suscitait un brouhaha (on parlerait aujourd’hui de buzz) qui noyait les informations sérieuses. Ou encore se faire passer pour morts, parfois avec une fausse tombe et un cercueil sans cadavre.
Article paru dans « le Nouvel Observateur » n° 428, le lundi 22 janvier 1973 – (la titraille et la typographie sont d’époque.)
La dernière capture de Simon Wiesenthal
Pour se distraire du fantôme de Martin Bormann, Simon Wiesenthal, celui qu’on a appelé le chasseur de nazis et qui a fait capturer Eichmann, s’est penché sur les origines de Christophe Colomb. L’enquête a duré quinze ans : le résultat, selon Wiesenthal, est positif. Son livre, « la Voile de l’espoir » (éd. Stock-Opera Mundi), est une démonstration rigoureuse – historique, sociologique – de la judéité de Colomb et, surtout, de la mission profonde de son voyage vers les « Indes ».
Propos recueillis par François Sand
Lorsque j’ai étudié l’histoire de l’antisémitisme, explique Wiesenthal, j’ai constaté que les juifs n’avaient vécu en symbiose qu’avec deux peuples, le peuple espagnol et le peuple allemand. Une preuve ? La langue. Le sepharade est un peu à l’espagnol ce que le yiddish est à l’allemand. Et puis, les malheurs : la phase antisémite de l’histoire de l’Espagne, au temps de l’inquisition, préfigure les atrocités nazies. Comme ce qui a été fait il y a vingt-cinq ans au nom de la croix chrétienne. La machine de destruction de l’inquisition, c’était l’extermination nazie moins la technique.
Christophe Colomb est parti pour le Nouveau Monde le 3 août 1492. Le 2 août de la même année, à minuit, le gouvernement espagnol avait décrété que plus un seul juif ne devrait se trouver sur le territoire ibérique. Il y a plus. On peut lire dans les manuels scolaires de tous les pays que la reine Isabelle avait donné en gage toute sa fortune pour financer le voyage de Christophe Colomb. C’est faux : ce sont deux de ses ministres – d’origine juive mais convertis – qui l’ont subventionné… Quel lien entre les Juifs espagnols et les « Indes » ? Sans doute cherchaient-ils à fuir les persécutions des pays chrétiens… Peut-être aussi essayaient-ils de retrouver sur les terres indiennes les royaumes juifs fondés par les dix tribus « perdues » d’Israël…
Mais ces recherches historiques ne m’empêchent pas de poursuivre mon action contre les nazis camouflés. Trois cents dossiers m’attendent à Vienne. Je suis en rapport avec Salvador Allende à propos d’un colonel SS, Walter Rauff, réfugié à Punta-Arenas, au Chili. C’était un collaborateur direct de Himmler. On lui doit notamment l’invention des chambres à gaz roulantes, en Yougoslavie et en Russie. Rauff a, pour le moins, 250 000 victimes à son actif.
Jouer le mort…
Croyez-moi, les nazis sont bien protégés. Il existe actuellement une organisation, intitulée l’Œuvre des Camarades, qui a succédé en quelque sorte à la fameuse « Odessa ». La tâche de cette organisation est de brouiller les informations. C’est elle qui jongle, par exemple, avec le mythe de Martin Bormann. La méthode est très simple : dès qu’un ancien chef nazi est repéré – comme, récemment, Klaus Barbie –, l’Œuvre des Camarades ressuscite Bormann. « Stern », en Allemagne, et le « Daily Express », en Grande-Bretagne, ont immédiatement oublié Barbie pour cette renaissance à sensation.
Cela ne veut pas dire que Bormann soit mort. Mais, à propos des nazis importants, sait-on jamais qui est mort ou vivant ? Il y a quatre ans, j’ai découvert dans un cimetière de Berlin une pierre tombale sur laquelle était gravée cette inscription : « A notre père bien-aimé Heinrich Müller. » Ce Müller était l’un des chefs de la Gestapo. Sur mon insistance, on a ouvert le cercueil et, en fait de Müller, on a découvert trois mains et quatre pieds… La tactique des nazis, à la Libération, c’était de jouer le mort.
Mauvaise tactique
Pour ma part, j’ai rencontré une vingtaine de faux Bormann. Pourquoi ce mythe ? D’abord, il ne faut pas oublier qu’il reste sept millions de survivants sur les dix millions de militants du parti nazi, cinq millions en R.F.A., cinq cent mille en R.D.A., quatre cent mille en Autriche et le reste un peu partout dans le monde. Ils sont sur le qui-vive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je désapprouve non pas les intentions mais l’action de Beate Klarsfeld. Elle est trop spectaculaire, trop impatiente. A propos de Klaus Barbie, par exemple, il fallait créer une situation telle que Pompidou soit contraint de demander son extradition.
Les nazis sont vieux, ils vont mourir, c’est la solution « biologique » du problème en somme. Je ne vais pourtant pas cesser de les pourchasser. J’en ai dépisté et fait arrêter onze cents. A une seule exception près, ils étaient tous coupables. Ce n’est pas une question de vengeance personnelle et je n’éprouve aucune satisfaction. Simplement, je ne veux pas les laisser en paix. Vous savez ce que disent deux nazis qui se disputent ? « Si tu continues, je vais aller avertir Simon Wiesenthal ! »
Propos recueillis par François Sand