Leader de la communauté juive de Russie pendant près de 30 ans, Pinchas Goldschmidt vit désormais en exil, après avoir refusé de soutenir la guerre contre l’Ukraine. Il raconte à L’Express la montée de l’antisémitisme et ses pires craintes.
Subtilement, presque avec un sourire en coin, le rabbin Pinchas Goldschmidt glisse un léger avertissement avant de répondre à toute question : n’étant pas un oligarque, il n’a pas les moyens de payer un garde du corps pour assurer sa sécurité. Si ses mots restent mesurés, le message de l’ancien Grand rabbin de Moscou, leader de la communauté juive de Russie pendant près de 30 ans, résonne avec une force terrifiante.
En mars dernier, moins de deux semaines après le déclenchement de la guerre en Ukraine, le rabbin Goldschmidt a quitté la Russie du jour au lendemain, avant de démissionner de ses fonctions quatre mois plus tard. En tant que leader religieux, les autorités lui demandaient de soutenir publiquement « l’opération militaire spéciale ». Impossible moralement pour cet homme de Dieu, qui a passé sa carrière à construire des ponts entre les peuples, notamment avec la communauté juive ukrainienne.
Aujourd’hui, Pinchas Goldschmidt recommande à tous les juifs de Russie de quitter le pays au plus vite, « tant que c’est encore possible ». Pour L’Express il raconte la montée de l’antisémitisme dans un pays transformé par la guerre et les risques qui pèsent sur la communauté juive de Russie, forte de 200 000 personnes avant le conflit
L’Express : Vous appelez les juifs de Russie à quitter le pays tant qu’ils le peuvent encore. Quels risques pèsent sur eux ?
Pinchas Goldschmidt : Si j’appelle les juifs à quitter la Russie, c’est parce que la situation générale devient de plus en plus difficile, ce qui est encore plus vrai pour la communauté juive. Les frontières russes vont se fermer de plus en plus, notamment pour les hommes en âge d’être mobilisés dans l’armée et il est chaque jour plus complexe de partir de Russie. Les vols vers l’Europe ne fonctionnent plus et les citoyens russes ne peuvent presque plus obtenir de visa dans les pays européens. En Israël, le nouveau gouvernement discute de la loi du retour, qui donne à chaque juif, à ses enfants le droit d’émigrer en Israël, et évoque la possibilité de limiter cette loi. Les conditions de vie en Russie se détériorent aussi. L’antisémitisme progresse, notamment l’antisémitisme gouvernemental : les porte-parole du gouvernement utilisent l’antisémitisme dans leur propagande en faveur de la guerre et le gouvernement est en train de fermer l’Agence juive, une organisation extrêmement importante pour notre communauté qui s’occupait non seulement de l’émigration en Israël mais aussi de l’éducation. D’autres grandes organisations du judaïsme russe sont aussi attaquées. La répression générale continue et des milliers de personnes qui ont protesté contre la guerre dorment en prison… Pour la communauté juive, la vie va devenir presque impossible en Russie.
Quels sont les indices d’une montée de l’antisémitisme en Russie ces derniers mois ? Est-ce directement lié à la guerre en Ukraine ?
L’État russe a changé le 24 février. Jusque-là, la Russie était un État plus ou moins autoritaire, il est devenu semi-totalitaire. Toute personne qui exprime son opinion sans être sur la ligne du gouvernement prend désormais un grand risque… L’antisémitisme de la rue, spontané, existe dans tous les pays et ce n’est pas celui dont je parle. Je parle du développement de l’antisémitisme gouvernemental. Certains pensent que la Russie retourne vers le fonctionnement de l’Union soviétique . Pendant cette période, l’antisémitisme tenait lieu de politique officielle : un juif ne pouvait pas entrer dans les bonnes universités, il n’avait pas accès à de nombreux emplois, etc. Nous n’en sommes pas encore là, mais sur place on constate la tendance vers un retour de l’Union soviétique.
Dans l’Histoire, la communauté juive a régulièrement été désignée comme responsable de défaites militaires, comme en Allemagne après la Première guerre mondiale ou dans l’Union soviétique sous Staline. Ce tragique scénario peut-il se répéter dans la Russie du XXIe siècle ?
Je prie chaque jour pour que l’histoire ne se répète pas. La grande différence avec l’époque de Staline ou celle des tsars, il y a 120 ans, est qu’il existe aujourd’hui un État juif puissant. Cela change beaucoup de choses. Malgré cela, il y a aujourd’hui un risque non négligeable que cette nouvelle Russie, née le 24 février, essaye un jour de répéter les grandes fautes du passé.
Comment la communauté juive de Russie réagit-elle à votre appel ?
Je reçois des messages de membres de la communauté qui ont écouté mon appel et sont partis en Israël, à Dubaï. Je dirais que 25 à 30 % des juifs de Russie ont déjà quitté le pays ou s’organisent pour le faire. Mais ils sont nombreux à rester.
Vous-même, vous avez quitté la Russie deux semaines après le début de la guerre. Pourquoi cette décision ?
Mon cas est particulier. Les autorités ont fait pression sur les leaders des communautés religieuses pour qu’ils soutiennent publiquement la guerre et je n’étais pas prêt à le faire, pour des raisons morales. Cette guerre est une catastrophe non seulement pour l’Ukraine et la communauté juive en Ukraine, mais c’est aussi une catastrophe pour la Russie et la communauté juive en Russie.
Le gouvernement russe assure mener cette guerre pour dénazifier l’Ukraine… Que pensez-vous de cet argument ?
Il s’agit d’un argument ridicule, sans aucun lien avec la réalité. Peut-on imaginer un pays dirigé par des nazis ou des néonazis qui aurait une communauté juive active et en plein développement ? C’était précisément le cas en Ukraine jusqu’à ce que la guerre débute. Nous avions des liens très étroits avec la communauté juive d’Ukraine, qui était à 90 % russophone. Comme tous les juifs de l’ex-Union soviétique, nous partageons de nombreux points culturels, une mentalité. C’est pour cette raison que, en tant que président de la Conférence rabbinique européenne, j’ai décidé que ne pas soutenir cette guerre n’était pas suffisant : il faut critiquer cette guerre et aider les réfugiés ukrainiens.
Depuis le début du conflit, Israël se trouve dans une position délicate : le pays condamne l’invasion mais refuse de fournir des armes à l’Ukraine. Est-ce que la politique étrangère d’Israël a un impact direct sur la situation de la communauté juive en Russie ?
La réponse est oui et il s’agit d’une des raisons qui me font craindre pour l’avenir de la communauté juive en Russie. Pendant des années, Benyamin Netanyahou a eu des liens très proches avec le gouvernement russe. Mais maintenant nous parlons d’un état de guerre entre l’Occident et la Russie, au moins du point de vue économique, et dans cette situation, Israël, qui fait partie de l’Occident et a pour principal allié les États-Unis, va avoir beaucoup de difficultés à maintenir sa relation avec la Russie. Ce qui peut avoir des conséquences néfastes pour la communauté juive.
Vous avez travaillé pendant des dizaines d’années en Russie, comment voyez-vous l’avenir de ce pays dans les mois et les années à venir ?
Son avenir sera extrêmement difficile, tant sur le plan politique qu’économique. Je pense qu’une majorité des citoyens russes ne veulent plus vivre en Union soviétique, coupée des pays occidentaux sur les plans culturel, scientifique ou touristique.
La Russie vous manque-t-elle ?
Bien sûr, la Russie constitue une grande partie de ma vie et de celle de mon épouse. Nous y avons fondé des écoles, des écoles rabbiniques et des associations pour aider les juifs. Nous avons dû partir du jour au lendemain, mais nous espérons pouvoir revenir un jour.
Propos recueillis par Corentin Pennarguear