Bagarre avec son frère, consommation de drogues, révélations sur sa carrière militaire… Les fuites de l’autobiographie du prince Harry, «le Suppléant», qui sortira mardi, font l’effet d’une déflagration outre-Manche.
La famille royale britannique, unie, et surtout désunie, fait toujours vendre. Mariages et funérailles sont les repères temporels de l’attention des foules, mais c’est avec les drames, souvent sordides, qu’elle s’est toujours particulièrement distinguée. L’imminente publication de l’autobiographie du prince Harry, dont la sortie mondiale est prévue le 10 janvier, figure d’ores et déjà parmi les plus grands scandales royaux de ce siècle et peut-être du précédent. L’embargo mondial imposé sur les bonnes feuilles du livre, écrit avec l’aide d’un prête plume, n’aura bien entendu pas tenu. On sait d’ores et déjà où et comment Harry a perdu sa virginité et que son frère William lui a cassé la figure. C’est en Espagne où l’autobiographie paraît sous le titre En la Sombra («Dans l’ombre») qu’une erreur a conduit à la vente prématurée du volume. En France, le livre de 550 pages sort chez Fayard sous le titre le Suppléant et au Royaume-Uni et aux Etats-Unis, sous celui de Spare.
Les tabloïds britanniques les plus conservateurs, le Daily Mail ou le Sun notamment, sont offusqués, choqués, dévastés. Les quotidiens dits plus sérieux comme The Times ou The Daily Telegraph sont carrément accablés. Sur leurs unes, sur leurs sites internet, leurs chroniqueurs et experts royaux se désolent de la «trahison» de celui qui fut longtemps leur chouchou, le fils tragiquement orphelin à 12 ans de la princesse des cœurs, Diana. Celui à qui on pardonnait les frasques et les dérapages parce que voilà, il baladait toujours avec lui ce regard un peu triste et ce sourire désarmant.
Goût douteux
Ces cris d’orfraie sont bien entendu une façade. On affecte un certain dégoût face au déballage d’un prince qualifié d’«ingrat». Mais la vérité est qu’on jubile, tant les fuites sont savoureuses et synonymes de ventes et de revenus supplémentaires. Quelques semaines après la série sur Netflix où le couple Meghan et Harry racontait en détail ses déboires au Royaume-Uni, le racisme de la famille royale et de la presse britannique avant leur «démission» de leurs fonctions royales et un départ aux Etats-Unis, les attentes étaient grandes. Elles ne seront pas déçues.
Les révélations, assorties d’extraits de deux interviews que le prince Harry a accordées à la chaîne américaine CBS News et à la britannique ITV et qui seront diffusées dimanche et lundi, sont salées et souvent d’un goût douteux. On apprend donc que le prince Harry a perdu sa virginité en plein air, dans un champ, derrière un pub, à l’âge de 17 ans, avec une femme «nettement plus âgée qui aimait beaucoup, beaucoup les chevaux». Un épisode très «humiliant», explique-t-il sobrement. Il révèle aussi qu’au cours de deux tournées en Afghanistan, alors qu’il servait dans l’armée britannique où il a passé dix ans, il a abattu «25 talibans». «Je n’en suis pas fier», dit-il. Le plus frappant dans ce déballage est sans doute le récit d’une violente dispute avec l’héritier du trône, son frère aîné William, en 2019. A propos de sa femme Meghan, ancienne actrice américaine et métisse, que «Willy jugeait abrupte et impolie». Le ton était monté et William s’était jeté sur son frère, l’avait agrippé au col et jeté au sol, où ce dernier s’était blessé en fracassant la gamelle en céramique du chien.
Harry, 38 ans, raconte aussi le traumatisme de l’annonce de la mort de sa mère dans un accident de voiture à Paris, le 31 août 1997. Comment pendant des années il a été comme anesthésié, mais aussi constamment en colère, furieux contre les paparazzi qu’il blâme pour cette mort, contre Camilla, celle qui fut la maîtresse de son père avant de devenir sa belle-mère et la reine consort. Contre le monde entier aussi. Il reconnaît avoir pris des drogues, de la marijuana aux champignons hallucinogènes, en passant par la cocaïne. «Ce n’était pas très fun et ça ne m’a pas fait me sentir particulièrement heureux […] mais ça me permettait de me sentir différent, et c’était mon principal objectif. Ressentir. Etre différent.»
Cette famille un peu spéciale
Le plus intéressant dans tout ce déballage est la confirmation du lien étroit qui existe entre la presse britannique et la famille royale. D’un échange de bons procédés. Où des membres de cette famille nourrissent l’appétit des tabloïds avec certaines informations. Et en échange, ces médias «oublient» de creuser tel ou tel scandale ou laissent en paix l’un ou l’autre. C’est un système de vases communicants, qui n’arrête jamais. Harry accuse le premier cercle de sa famille, dont son frère William, de les avoir, lui et sa femme, jetés en pâture à la presse et de n’avoir rien fait pour les protéger. Et c’est ce qui transparaît le plus dans ces lignes : le traumatisme, la colère, le ressentiment d’avoir été lâché, sacrifié. Et encore plus depuis qu’il a décidé de ne plus jouer le jeu.
Il ne faut jamais oublier que les royaux sont les employés, grassement payés par le contribuable, d’une institution : la monarchie britannique. Ils sont au service d’une idée, d’un fantasme, d’un mythe, celui d’une famille «désignée» qui symbolise, rassemble et met d’accord un pays et un peuple. Ils occupent un emploi qu’ils n’ont jamais choisi, où toute initiative, toute expression d’une volonté personnelle est bannie. Les voyages à l’étranger, les rubans coupés, les mains serrées, les robes portées en public, les discours, les mots et les sourires, tout est décidé, choisi par d’autres. Par le gouvernement, les fonctionnaires affectés à la famille royale, mais jamais par eux-mêmes. Certains s’en accommodent bien. D’autres en profitent franchement. Et puis, il y a ceux qui n’y arrivent pas, qui, au cours de toute une vie, tentent de s’affranchir, un peu, du carcan. Ce sont souvent ces «suppléants», ceux qui ne régneront jamais, la princesse Margaret, sœur de la reine Elizabeth II, ou même Charles qui, pendant soixante-dix ans et jusqu’en septembre lorsqu’il est devenu roi, fut un suppléant éternel. Qui, selon Harry, ne supportait pas bien la lumière qu’attire le couple de son fils William.
Ce que raconte Harry n’est pas très différent de ce qui arrive dans de nombreuses familles. Des deuils, des déceptions, des trahisons, des malentendus, des jalousies, des bagarres. La nouveauté, c’est qu’un membre de cette famille un peu spéciale, dont chaque geste est scruté, a décidé de tout étaler au grand jour. Pour la première fois et sans se soucier des conséquences. Depuis le début du déballage, le silence qui émane de Buckingham Palace est celui d’une cathédrale. Aux murs bien fissurés.
par Sonia Delesalle-Stolper