Né en 1877, ce Juif laïque dont la famille a été exterminée à Auschwitz est l’un des fondateurs de l’Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF). Soixante ans après sa mort, le pape François a reçu une délégation de l’AJCF et souligné que la mission de Jules Isaac n’était «pas achevée».
Jusque dans les années 1970, son nom était principalement associé à une collection de manuels d’histoire de France dont il avait repris la direction après la mort de son créateur, Albert Malet, pendant la Première Guerre mondiale. Quasiment oublié de nos jours, Jules Isaac, né en 1877, a pourtant été à l’origine du changement radical de la doctrine de l’Église catholique face au judaïsme.
En 1948, ce Juif laïque, marqué par l’extermination de ses proches à Auschwitz, a été l’un des fondateurs de l’Amitié judéo-chrétienne de France (AJCF). La même année, il publie son œuvre majeure, Jésus et Israël, dédiée à sa femme et à sa fille, «tuées par les nazis d’Hitler parce qu’elles s’appelaient Isaac». À l’occasion des 60 ans de la mort de «cette belle figure positive», selon le président de l’AJCF, Jean-Dominique Durand, des délégués de toute la France se sont retrouvés mi-décembre à Rome. Sur les pas de Jules Isaac, qui s’y était rendu à deux reprises pour convaincre Pie XII, puis Jean XXIII, de revoir l’enseignement sur le judaïsme.
À la fin des années 1940, Jules Isaac est une personnalité reconnue en France et encouragée dans sa mission par le président Auriol. En 1949, le pape Pie XII le reçoit dans sa résidence d’été, mais, sceptique, il se contente de le bénir. Pourtant, l’ancien inspecteur général de l’Instruction publique, nommé en 1936 puis destitué par le vichyste Abel Bonnard «parce qu’on ne pouvait pas confier l’histoire de France à un Isaac», n’est pas venu les mains vides. Il avait présenté au pape dix résolutions pour mettre fin à «l’enseignement du mépris». «C’était un travail d’historien, pas de théologien», appuie Jean-Dominique Durand, lui-même professeur émérite d’histoire contemporaine à Lyon 3.
Ces propositions s’inscrivaient dans la lignée de la conférence de Seelisberg, en Suisse, en présence du rabbin Jacob Kaplan et de l’abbé Charles Journet, proche du philosophe Jacques Maritain. «Jules Isaac y avait joué un rôle déterminant. Depuis l’avènement de Hitler, il se demandait comment le nazisme avait pu prospérer en terre chrétienne. Il comprit alors que l’Église catholique avait traité pendant presque deux mille ans les Juifs de peuple déicide, avec du mépris à leur égard», analyse le président de l’AJCF.
Une véritable enquête policière
Traqué dès 1940, Jules Isaac relit les Évangiles canoniques avec un regard d’historien. Avec sa famille, il vit dans un hôtel de Riom, près de Vichy. Lorsqu’en 1943, la Gestapo arrête sa femme et deux de ses enfants, Jules Isaac est absent et échappe à la déportation. De Drancy, son épouse, Laure, lui écrit ce dernier message: «Finis ton œuvre que le monde attend!» Seul son fils Jean-Claude reviendra de l’enfer d’Auschwitz. Jules Isaac rejoint ensuite son autre fils, Daniel, au Chambon-sur-Lignon, et se lie d’amitié avec le pasteur André Trocmé, reconnu plus tard comme «Juste parmi les nations».
Après l’arrestation de sa famille à Riom, Jean Isaac avait retrouvé dans son hôtel le manuscrit de son futur ouvrage, Jésus et Israël. «Ce livre est un miraculé, comme l’est son auteur», observe Maud Blanc-Haymovici, présidente du groupe de l’AJCF Paris-Ouest, qui veut «sortir Jules Isaac du purgatoire». L’historienne insiste sur le côté «révolutionnaire» du livre, réédité en 1970 par Grasset. «Jules Isaac y explique que Jésus a toujours vécu sous la loi juive et qu’il n’a pas maudit tout son peuple. Le livre est divisé non pas en chapitres, mais en propositions. Mais dans la France encore très chrétienne de 1948, l’ouvrage apparaît comme un acte d’accusation du christianisme. Or Isaac n’a pas attaqué les textes, ni les dogmes, mais la tradition», assure Maud Blanc-Haymovici, à l’origine d’une véritable enquête policière sur le second voyage – de dix jours – de Jules Isaac dans la capitale italienne.
«Vous avez droit à plus que de l’espoir»
Lorsque, le 13 juin 1960, Isaac est reçu par Jean XXIII, il note que «le dialogue s’engage sur le terrain de la vérité». «Ai-je droit à un peu d’espoir?», demande-t-il, en prenant congé. «Vous avez droit à plus que de l’espoir», l’encourage Jean XXIII. Le 15 juin, le cardinal Augustin Bea, un jésuite allemand, approuve sa proposition d’une sous-commission aux affaires juives. «Le soir, Jules Isaac rentre épuisé. Il a 83 ans et ne retournera plus à Rome», note Maud Blanc-Haymovici. Malgré «les réticence, à la fois des évêques arabes du Moyen-Orient et des rabbins orthodoxes», le 28 octobre 1965, alors que Vatican II va se clore, l’Église catholique reconnaît, dans la déclaration «Nostra aetate», le lien privilégié avec le peuple juif. Mort le 5 septembre 1963 à Aix-en-Provence, où il s’était retiré, Jules Isaac n’avait pas vu ses efforts récompensés.
Pour la première fois depuis l’entrevue de 1960, des représentants de l’Amitié judéo-chrétienne de France ont été reçus, ce lundi 12 décembre, en audience privée au Vatican. Moché Lewin, conseiller spécial du grand rabbin de France, Haïm Korsia, était présent, témoignant de ses relations amicales avec le père Christophe Le Sourt, directeur des relations avec le judaïsme auprès de la Conférence des évêques de France. L’instant est solennel.
Après avoir mis en exergue le rôle de Jules Isaac, François insiste sur l’actualité du texte conciliaire «Nostra aetate», qui «a encouragé la connaissance et l’estime mutuelles».«La tâche n’est pas achevée», met en garde le pape, appelant à «créer des liens, surtout en ces temps hostiles où les attitudes de fermeture et de refus de l’autre se multiplient, avec la résurgence inquiétante de l’antisémitisme, comme de la violence contre les chrétiens».
Assurant de son soutien «les initiatives de ceux, Juifs et chrétiens ensemble, qui œuvrent à toujours plus de fraternité», le pape les encourage à «travailler, toujours travailler, et à prier pour lui». Au nom du groupe local de Poissy, le réformé Alain Boucher offre à François un rameau d’olivier, avec un message du pasteur, du curé, du rabbin et d’un imam. Pour sa part, Mireille Hadas-Lebel, spécialiste du judaïsme antique, une des deux vice-présidentes de l’AJCF, lui remet son dernier ouvrage, Les Pharisiens (Albin Michel).
Actrice, artiste de l’Unesco pour la paix depuis 2012 et universitaire, Guila Clara Kessous apporte le livre audio Jésus et Israël (Alexandre Stanké). L’aboutissement de sept ans de travail pour «rendre plus accessible la parole de Jules Isaac, notamment auprès des jeunes», explique la jeune femme qui a effectué sa thèse à Harvard, sous la conduite d’Elie Wiesel, et prépare actuellement une exposition autour de Jules Isaac pour l’Unesco.
«Avec Jules Isaac, on était passé de l’enseignement du mépris à celui de l’estime. Nous sommes à l’étape d’après», témoigne le père Christophe Le Sourt, en insistant sur «la permanence de l’engagement des papes depuis le discours fondateur de Jean-Paul II en 1979», qui avait appelé à «découvrir le judaïsme, tel que le présentent les Juifs eux-mêmes». Pour marquer cette proximité, le Dicastère pour la promotion de l’unité des chrétiens, présidé depuis 2010 par le cardinal Kurt Koch, ancien évêque de Bâle, comprend en son sein la commission pour les rapports religieux avec le judaïsme.
Jean-Paul II, a rappelé le grand rabbin de Rome, Riccardo Di Segni, en accueillant la délégation, avait été «le premier pape depuis saint Pierre à se rendre à la grande synagogue». Après lui, Benoît XVI, qui avait modifié en 2008 la prière du vendredi saint, puis François sont venus saluer les représentants d’une communauté qui compte environ 25.000 Juifs, dont 13.000 dans la capitale italienne. Elle reste marquée par la rafle du 16 octobre 1943, qui avait conduit à la déportation d’un millier de Juifs par les nazis, une date commémorée chaque automne par une marche en lien avec les chrétiens.
«En France, l’antijudaïsme chrétien n’a pas disparu»
Pour autant, dans ce dialogue entre chrétiens et Juifs, «il n’y a pas de volonté de conversion», a certifié le cardinal Koch, en réponse à une question évoquant le film Reste un peu, de Gad Elmaleh. Mais comment aller plus loin? «Dans le dialogue, on évite de parler à la place de l’autre. En présence d’un texte avec lequel on est en désaccord, on prend le temps de le décortiquer pour comprendre ce que l’auteur a voulu dire», préconise le professeur – et rabbin libéral – franco-israélien David Meyer, professeur à l’Université pontificale grégorienne. «Le dialogue, la théologie ne suffisent pas. Il faut connaître l’autre, devenir son ami. Mais chacun prie dans son lieu et selon son rite», prévient Mgr Ambrogio Spreafico lors d’une visite à la communauté de Sant’Egidio.
Même en Italie, plus épargnée par les actes antisémites que la France, «il y a une résurgence de l’antisémitisme», a convenu don Angelo Romano, recteur de la basilique San Bartolomeo, dédiée aux «nouveaux martyrs» des régimes totalitaires et des fanatismes. «En France, l’antijudaïsme chrétien n’a pas disparu. Il y a des traces dans certains milieux traditionnels et intégristes», note le président de l’AJCF, Jean-Dominique Durand, sans oublier «l’antisémitisme d’origine islamique ou d’extrême gauche qui utilise la haine de l’État d’Israël», à ne pas confondre avec «la critique légitime du gouvernement d’Israël».
La question interpelle aussi les protestants. À l’occasion des 500 ans de la Réforme, en 2017, la Fédération protestante de France avait remis une déclaration fraternelle aux autorités juives de France, rejetant les propos tardifs de Luther sur les Juifs. Pour sa part, la théologienne anglicane Anne Marie Reijnen, également vice-présidente de l’AJCF, s’est interrogée sur «le devoir d’intégrer dans le dialogue l’islam, deuxième religion de France, sans perdre de vue la spécificité de l’amitié entre Juifs et chrétiens».
Autant de thèmes qui seront abordés durant l’Année Isaac, avec l’organisation d’un colloque à Montpellier les 5 et 6 septembre et des manifestations organisées par les groupes locaux. À Strasbourg, on espère relancer le projet d’une sculpture illustrant «une Église et une Synagogue qui se parlent», initié par Haïm Korsia et l’archevêque Mgr Luc Ravel devant la cathédrale. Pour l’heure, déplore le président de l’Amitié judéo-chrétienne, «la municipalité est opposée à son installation dans l’espace public».
En 1949 et en 1960, ce grand artisan du rapprochement entre les deux religions avait rencontré les papes Pie XII et Jean XXIII pour les convaincre de revoir l’enseignement sur le judaïsme.