Après la fin de la guerre, ils ont formé un groupe clandestin avec comme dessein d’empoisonner l’eau de grandes villes d’Allemagne et le pain de prisonniers de guerre germaniques.
En 1625, le philosophe britannique Francis Bacon définissait la vengeance comme «une sorte de justice sauvage». «Plus la nature de l’homme tend vers [la vengeance], plus la loi se doit de l’en extirper», écrivait-il. Pourtant, certaines vengeances sont plus acceptables que d’autres: Francis Bacon précise ainsi que «le type de vengeance le plus tolérable concerne ces torts auxquels nulle loi ne peut porter remède».
Bien que la brutalité industrialisée de la Seconde Guerre mondiale eût été inimaginable pour le philosophe et qu’elle le reste pour nous presque un siècle plus tard, la marche génocidaire de l’Allemagne nazie à travers l’Europe s’inscrit sans doute dans la catégorie de «ces torts auxquels nulle loi ne peut porter remède».
La destruction du judaïsme européen, une civilisation millénaire, encouragée par le soutien et l’indifférence d’une société tout entière, est un crime pour lequel aucun système judiciaire ne peut offrir de compensation adéquate. Quelle forme de vengeance, quelle forme de «justice sauvage» peut-on alors considérer comme des réponses «tolérables»?
Tuer 6 millions d’Allemands
Cette question n’est pas que théorique. Après la fin de la guerre, certaines personnes meurtries par les Allemands s’y sont attelées. Un milicien polonais assoiffé de vengeance, à peine sorti de l’adolescence, a ainsi supervisé le meurtre de milliers de civils et de prisonniers de guerre allemands, dont huit-cents enfants. Et comme l’écrit l’historienne Dina Porat: «Il y a eu des Grecs, des Ukrainiens, des Slovaques, des Français, des Italiens, des Hongrois et d’autres citoyens qui, après avoir été libérés des camps, ont refusé de rentrer chez eux avant de s’être vengés.»
Mais jusqu’à la publication de son récent ouvrage, Nakam: The Holocaust Survivors Who Sought Full-Scale Revenge, traduit de l’hébreu à l’anglais par Mark L. Levinson, très peu de choses ont été écrites sur les tentatives organisées par des juifs pour se venger de la Shoah. Nakam, le mot hébreu pour «vengeance», raconte l’histoire d’un groupe de survivants et de partisans combattants restés en Europe après la fin de la guerre, qui ont formé un groupe clandestin appelé Nokmim («Les Justiciers»).
Ce récit va à rebours de l’idée encore trop répandue selon laquelle les victimes de la Shoah sont allées passivement vers la mort. Le groupe des Justiciers était constitué de cinquante juifs qui s’étaient battus en tant que partisans contre les occupants nazis et qui, après la défaite de l’Allemagne, s’étaient engagés à venger la mort de leurs familles et de leurs amis et la destruction de leur civilisation.
En réaction au génocide des juifs d’Europe, Nokmim a ainsi tenté de tuer 6 millions d’Allemands –hommes, femmes, enfants– en empoisonnant l’eau de grandes villes du pays et en faisant parvenir du pain à l’arsenic aux prisonniers de guerre allemands.
Le chanteur-compositeur Daniel Kahn évoque ce fait dans sa chanson «Six Million Germans/Nakam»; on le retrouve aussi dans le livre de Rich Cohen publié en 2000, Les Vengeurs, un récit fascinant et digne d’un roman, qui décrit les chefs du groupe et leurs relations, centré sur leur résistance armée pendant la guerre.
Nakam, de Dina Porat, le premier livre à décrire de façon exhaustive les opérations des Justiciers après la guerre et à analyser le volumineux matériel, souvent contradictoire, décrivant les associations du groupe avec les dirigeants sionistes qui ne tarderaient pas à diriger l’État d’Israël, gagnera probablement le statut de livre d’autorité sur ce chapitre aussi complexe que déroutant de l’histoire juive moderne.
Impossible de vraiment imaginer le traumatisme et le désespoir qui motivèrent ces Justiciers. Après les horreurs dont ils avaient été témoins et qu’ils avaient endurées sous l’occupation génocidaire de l’Allemagne, ils étaient unis par la certitude de la disparition définitive de l’idée que le monde était un lieu cohérent et chargé de sens, ainsi que celle de la possibilité de bâtir une nouvelle vie sur les cendres de l’ancienne.
Ils se décrivaient parfois comme des créatures semblables à des zombies, défaites de leur humanité, uniquement animées d’un besoin de vengeance. Comme le disait le Justicier Poldek Wasserman, qui changea plus tard son nom en Yehuda Maimon: «À la place du suicide, lorsque vous rentriez chez vous et que vous découvriez qu’il ne restait plus personne et que l’ampleur de la catastrophe était insupportable, venait la vengeance. La vengeance était une sorte de suicide, parce qu’après, rester en vie n’aurait certainement aucun sens.»
Abba Kovner, le meneur des Justiciers, chef partisan de Lituanie qui deviendra un des poètes les plus célébrés d’Israël, présentait lui aussi le complot de ce groupe comme la réponse suicidaire à un monde devenu invivable. Des dizaines d’années après les faits, il est revenu dessus en ces termes: «Je ne dirai pas que notre réflexion était loin d’être dérangée à cette époque. […] Peut-être pire que dérangée. Une idée terrifiante, intégralement faite de désespoir et qui portait en elle une sorte de suicide.»
Stopper les antisémites violents
Il est facile de se dire que la victoire alliée avait sonné le glas de la violence antisémite en Europe. Mais même après la guerre, comme l’écrit Dina Porat, «des bandes d’anciens nazis, associés à des criminels et à des collaborateurs de guerre, ont continué à tuer des juifs […] et se sont associés comme si leur mission n’avait jamais été terminée».
De nombreux juifs ne sont rentrés chez eux que pour être massacrés par leurs anciens voisins. Dans la ville lituanienne d’Eišiškės, cinq rescapés ont été tués par des assaillants anonymes; leurs corps ont été exposés avec un message écrit à la main qui disait: «Voici le sort qui sera réservé à tous les juifs encore vivants».
Dans toute l’Europe s’était alors répandue la rumeur de l’existence d’une organisation de forces clandestines allemandes spéciales, l’unité Werewolf («loup-garou» en allemand), dont la mission était de continuer à se battre pour le nazisme après la guerre. Les Justiciers étaient convaincus que seules de brutales représailles de masse seraient susceptibles de faire hésiter les antisémites européens violents à répandre davantage de sang juif.
Lors de leurs voyages dans toute l’Europe en 1945 et 1946, souvent avec de faux papiers ou avec l’aide de la Brigade juive, une unité de l’armée britannique, les Justiciers avaient décidé de réaliser leur objectif en ayant recours à deux méthodes. Le plan A, qui prévoyait le meurtre aveugle de 6 millions de personnes, impliquait de s’infiltrer dans les systèmes de distribution d’eau potable de grandes villes allemandes et de les empoisonner.
Le plan B, l’exécution de masse de vétérans de la Schutzstaffel (SS) et de la Gestapo, comportait le même genre de stratégie et consistait à livrer du pain empoisonné à des camps de prisonniers alliés remplis d’Allemands. Mais comment se procurer le poison nécessaire? En août 1945, Abba Kovner prenait le bateau pour se rendre dans la communauté juive de Palestine, alors sous mandat britannique, pour trouver le soutien dont les Justiciers auraient besoin.
Dans son argumentaire sur le voyage en Palestine d’Abba Kovner, Dina Porat s’attaque à un des aspects les plus controversés et les plus incertains de l’histoire –celui de l’implication des dirigeants politiques et militaires juifs de Palestine dans les opérations des Justiciers–, et lui apporte une solution. Elle démontre que Kovner a délibérément trompé les plus hauts responsables de la communauté juive de Palestine en insistant sur le fait que les Justiciers ne projetaient de cibler que des criminels de guerre.
Convaincus par ses assurances fallacieuses, ils ont apporté leur soutien aux opérations des Justiciers. Croyant que le poison servirait à tuer d’anciens SS, pas des civils allemands, les scientifiques Ephraim Katzir (qui deviendra le quatrième président d’Israël) et son frère Aharon ont fourni à Kovner une quantité d’arsenic suffisante pour tuer plus de 10 millions de personnes.
En dépit de ses assurances, Kovner avait l’intention d’utiliser ce poison pour mener à bien la mission de tuer des hommes, des femmes et des enfants. Plusieurs années plus tard, il dira: «J’ai menti la conscience tranquille. À aucun moment, et même encore aujourd’hui, je n’ai eu le moindre doute que le plan A était correct et nécessaire.»
Pendant qu’il mentait aux hommes qui ne tarderaient pas à diriger l’État d’Israël, un Justicier appelé Willek Shenar, un juif polonais unique survivant de toute sa famille, a commencé à travailler sous une fausse identité dans l’usine de purification d’eau qui desservait Nuremberg et a échafaudé un plan pour empoisonner toute la ville.
Un cuisant échec
Le 14 décembre 1945, Abba Kovner embarquait pour la France depuis le port égyptien d’Alexandrie en se faisant passer pour un soldat britannique démobilisé. Dans son sac: douze boîtes de lait en poudre remplies d’arsenic, qu’il devait apporter à Nuremberg. Mais alors que son navire approchait de Toulon, un détachement de la police britannique est montée à bord; ils le recherchaient, lui et quatre autres hommes venus de Palestine avec de faux papiers. Paniqué, Abba Kovner a jeté l’arsenic à la mer.
Lorsque ses camarades, en Europe, ont appris qu’il avait été arrêté et que le poison était perdu, ils ont concentré toute leur énergie sur le plan B. En utilisant l’arsenic qu’ils s’étaient procuré grâce à des contacts dans l’ancienne résistance française, les Justiciers empoisonnèrent des milliers de miches de pain destinées au camp de prisonniers de guerre de Langwasser, administré par les États-Unis.
Quelque 2.000 anciens SS sont tombés malades, des centaines ont été hospitalisés, mais aucun n’en est mort. Deux mois et demi plus tard, tous les Justiciers s’installaient en Palestine, après avoir échoué à mener à bien ne serait-ce qu’une fraction de la vengeance aussi violente que spectaculaire à laquelle ils aspiraient si désespérément.
Pas de repos pour les Justiciers
La plus grande partie du livre de Dina Porat qui relate cette histoire est composée d’arguments détaillés décrivant avec précision les préparations logistiques du projet des Justiciers et les relations complexes et souvent tendues entre ce groupe d’activistes et les dirigeants juifs de Palestine.
Ces parties intéresseront surtout les spécialistes d’histoire juive et européenne moderne. Mais les dernières pages, qui passent en revue les réflexions plus récentes des Justiciers sur leur complot visant à tuer 6 millions d’Allemands, sont particulièrement déchirantes, surtout lorsque l’autrice suspend son objectivité intellectuelle pour montrer leurs cicatrices psychiques.
Elle y relate une interview conduite en 2010 avec Idek Friedman, un Justicier alors très âgé. L’entretien était presque terminé lorsque soudain, d’un seul coup, Idek est sorti du présent. Il était assis, tendu, penché vers l’avant, les yeux fixés sur un point quelque part au-dessus de la bibliothèque. De sa gorge a jailli un hurlement: «Pourquoi?! Pourquoi?! Pourquoi l’opération a-t-elle été arrêtée?! Mon père, ma mère ne me pardonneront jamais de n’avoir rien fait! Maman, papa, je n’ai rien fait! Ils les ont déshabillés et ils les ont abattus. Je suis rentré chez nous et tout était vide. Nous étions sept enfants. Mon oncle en avait dix. Nous aurions dû réessayer, encore, et encore!» Ses cris semblaient ne jamais s’arrêter.
Et face à ce hurlement sans fin, les idées rationnelles de justice et de rétribution semblent irrémédiablement dépourvues de sens.
«Idéologie destructrice»
Au fil du temps, nombre de Justiciers en sont venus à changer d’avis à propos du plan A. Avec le recul, Simcha Rotem le qualifie «d’idée totalement démente» et laisse entendre que le sentiment de culpabilité d’avoir assassiné tant d’enfants l’aurait conduit au suicide; Vitka Kempner-Kovner, Justicière qui a ensuite épousé Abba Kovner, qualifie leur tentative de meurtre de masse de «concept satanique» et «d’idéologie destructrice».
Mais d’autres ont entretenu l’idée de justification morale. Comme l’a dit le Justicier Yitzhak Avidan en 1995: «Si Jésus avait vécu la Shoah, il aurait aidé à fonder Nokmim. Et si Kovner n’était pas parti en Palestine, ils auraient mis le plan A à exécution. Aucun doute là-dessus. Les camarades sont restés moralement purs tout en faisant un travail sale et infâme. Ils ont essayé de faire ce que Dieu aurait dû faire, s’il n’avait pas été imaginaire.»
Dans le récit de Dina Porat, les Justiciers sont présentés comme des êtres de paradoxe: chacun est imprégné de valeurs humanistes, mais, en même temps, a été si meurtri par le génocide enduré qu’il désire désespérément infliger cette même violence à des millions de gens.
Au-delà de l’ampleur et des détails de l’analyse, le génie de l’historienne repose dans sa capacité à présenter ces contradictions et ces complexités sans les réduire à un récit unilatéral ou à un jugement moral. Pour les survivants traumatisés, un génocide ne peut pas avoir de résolution satisfaisante et, dans sa description des conséquences de la Shoah, Nakam est l’histoire troublante et profondément humaine de la poursuite d’une «justice sauvage» là où nulle justice n’est possible.
Nakam: The Holocaust Survivors Who Sought Full-Scale Revenge – Dina Porat – Stanford University Press – 394 pages – 40 dollars – Sortie le 22 novembre 2022 – Non traduit
— Traduit par Bérengère Viennot — Édité par