Comme la plupart des personnes présentes ce jour, c’est la première fois qu’Adja et Rama posent un pied à Auschwitz. «C’est plus fort en émotion de le voir en vrai que d’entendre ce qui s’est passé», juge Rama. Elles font partie d’un groupe de 173 femmes, aux profils très divers, emmenées par l’association Langage de femmes dans un avion spécialement affrété pour l’occasion. «On crée une communauté unie et indivisible pour passer une journée, se recueillir, se souvenir, comprendre et pouvoir transmettre à notre retour, éclaire Samia Essabaa, cofondatrice de l’association. Le fait de réunir des femmes qui ne pourraient jamais se rencontrer en dehors de cette occasion, c’est formidable.»
Le fait est que le mélange est atypique. DRH et directrice de la communication de boîtes cotées en Bourse, présentatrice télé (Karine Le Marchand, accompagnée de sa mère), coiffeuse, nounou, agente d’entretien, ados, quadras, retraitées, juives, musulmanes, catholiques, agnostiques… C’est une petite France, quasi exclusivement féminine, qui a décidé de voir de ses propres yeux l’impensable, pour faire vivre la mémoire de la Shoah et empêcher, à son petit niveau, une redite de l’histoire. Beate Klarsfeld accompagne le groupe, poursuivant son inlassable combat pour que nul n’oublie les crimes nazis, aux côtés d’employés du Mémorial de la Shoah et d’Isabelle Rome, la ministre déléguée à l’Egalité entre les femmes et les hommes et à la Diversité. «On est toutes très différentes donc on peut avoir des avis très différents. Mais on a des points communs devant l’horreur. Et on se demande : qu’aurions-nous fait ?», philosophe Sylvie de Vulpillières, enseignante de théologie.
Chacune est venue avec son histoire. Chacune, de ce fait, retire de cette éprouvante journée quelque chose qui lui est propre. Les grands-parents et la tante maternels d’Elise Fajgeles ont été déportés à Auschwitz. «Ma mère avait 8 ans quand elle a été séparée de ses parents et de sa sœur, elle ne s’en est jamais remise. Elle est toujours restée pour moi cette petite fille qui a perdu ses parents. C’est central dans ma vie parce que j’ai été construite sur cette peine-là», confie la secrétaire générale de la Délégation interministérielle à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah). Anne Schapiro-Niel a le même vécu, elle dont le père ne s’est jamais remis de la déportation de ses parents et de sa sœur, arrivés à Auschwitz par le convoi numéro 10, un jour de 1942. L’experte en communication de 66 ans voulait se rendre sur place depuis un moment, voir de ses yeux dans quelles conditions ses ancêtres, qui ont fait partie des rares déportés à n’avoir pas été assassinés immédiatement, avaient été forcés de travailler. Mais franchir le pas était trop dur. La démarche de Langage de femmes lui a permis d’enfin oser, car elle n’était pas seule. Elle en a profité pour embarquer sa sœur avec elle. «Je pétochais avant de venir. Ça fait des semaines que j’ai mal au bide», lâche-t-elle.
Désormais, la «colère» l’envahit. Le tri des déportés, entre ceux suffisamment vaillants pour travailler et les autres, ultra-majoritaires, tués dès leur arrivée. La mise en scène visant à convaincre ces hommes et ces femmes de se déshabiller pour prétendument prendre une douche. Le mur d’exécution devant lequel les déportés qui osaient boire dans une flaque d’eau ou croquer dans une pomme de terre crue pouvaient être fusillés. Les cellules d’un petit mètre carré dans lesquelles cinq prisonniers étaient contraints de rester debout après une journée de travail s’apparentant déjà à un supplice. «C’est ce que j’ai vu de plus atroce dans ma vie. Je n’imaginais pas que l’être humain était capable d’autant de finesse diabolique», souffle Anne Schapiro-Niel.
Collègue négationniste
Aminata Cissé, elle, n’avait jamais entendu parler de tout ça. Jamais eu vent d’un génocide, de déportations. Cette femme sénégalaise de 43 ans n’est pas allée à l’école et l’information ne lui est pas parvenue par d’autres canaux. Peu loquace, elle dira simplement, une fois la journée terminée : «C’était triste. Je ne vais pas oublier ça.» Ayda, elle, est bien allée à l’école, mais n’y a jamais entendu parler de la Shoah. «En Iran, on n’apprend pas du tout ça. Tout ce qu’on nous enseigne, c’est l’islam, l’arabe, le Coran», indique cette assistante dentaire de 39 ans, arrivée en France il y a vingt ans. Pour autant, cette histoire, elle la connaît. Notamment grâce à sa patronne, juive, qui lui a prêté plusieurs livres sur le sujet.
Sur place, enserrées au milieu des preuves de la barbarie, les participantes prennent conscience de beaucoup de choses. La plupart connaissaient les camps de concentration, la solution finale. Pour autant, beaucoup n’avaient pas compris. Pas compris le niveau d’organisation de l’entreprise nazie, la minutie cynique ayant permis, rien qu’à Auschwitz, l’extermination de 1,1 million de personnes, dont 1 million de Juifs. Le fonctionnement des chambres à gaz, en particulier, fut une découverte. Point de tuyaux crachant un gaz mortel, comme certaines l’imaginaient, mais des petites cheminées situées sur les toits, par lesquelles les nazis faisaient descendre des cristaux imprégnés de cyanure d’hydrogène. «J’ai parlé avec un négationniste pour la première fois de ma vie, un collègue. Il me disait : “C’est impossible matériellement toutes les installations de gaz.” J’étais en état de choc. Je n’avais pas les arguments pour contester», raconte Jessica David, qui travaille dans l’intelligence économique. Désormais plus assurée de ses connaissances, elle compte bien réaborder le sujet avec lui.
C’est là l’un des enjeux majeurs de ce type de voyage : relayer, raconter à ceux qui n’ont pas l’opportunité de se rendre en Pologne la réalité de la Shoah, qui a mené à l’extermination de 5 à 6 millions de Juifs et des centaines de milliers de Tsiganes, handicapés, homosexuels. «Pour être armée avec les connaissances nécessaires pour pouvoir lutter contre le racisme, l’antisémitisme et toutes les discriminations, il faut apprendre», défend Samia Essabaa, la cofondatrice de Langage de femmes. Cette professeure d’anglais enseigne au lycée professionnel Théodore Monod de Noisy-le-Sec (Seine-Saint-Denis) depuis vingt et un ans. Quelques jours après sa prise de poste, les tours du World Trade Center s’effondrent. Des élèves affirment alors qu’elles étaient remplies de banquiers juifs et qu’ils l’ont mérité. «C’est de là qu’est parti mon engagement», dit-elle. Voilà près de deux décennies qu’elle emmène ses élèves à Auschwitz, aux Etats-Unis à la rencontre d’anciens GI ayant participé au débarquement, sur l’île de Gorée, haut lieu de la traite négrière au Sénégal…
«Rester entre les quatre murs d’une classe, ça ne marche pas : il faut du concret. Il y a des gamins tellement sceptiques qu’il faut leur montrer. Quand ils voient les vitrines de cheveux, les layettes de bébés, les fours, les chambres à gaz, ça change la donne», assure-t-elle. Auschwitz, «c’est le lieu qui symbolise le mieux ce que l’homme peut transmettre par la parole et ensuite par un geste physique. “J’aime pas les Noirs”, “les Juifs sont comme ça”, “les Arabes sont des terroristes islamistes” : tous les préjugés qu’on peut avoir commencent par des mots et ça se termine par des actes. C’est ce que je veux montrer sur place.»
Bougies et «chant des partisans»
Alors que plusieurs participantes font part de leur crainte de voir les derniers témoins vivants d’Auschwitz disparaître, Elise Fajgeles, de la Dilcrah, rétorque que «faire parler les rescapés n’a pas aidé à ce qu’il n’y ait pas de négationnisme. Les survivants sont une infime minorité. Aujourd’hui, quand on relativise la Shoah, quand les antivax disent “on vit la même chose que les Juifs”, il faut revenir à l’horreur, à l’extermination systématique. Il ne s’agissait pas juste de ne pas pouvoir entrer dans un cinéma».
Via Langage de femmes, qu’elle a créée en 2017 avec Suzanne Nakache, Samia Essabaa entend mettre les femmes au cœur de la lutte contre le racisme et l’antisémitisme. Parce qu’elles «transmettent, à la maison, autour d’elles, elles ont de l’empathie», estime-t-elle. On tique face à une telle essentialisation. Samia Essabaa répond pragmatisme : «Je suis une fille de banlieue issue de l’immigration, enseignante en lycée professionnel. A chaque fois que je fais une réunion, ce sont les mamans qui se déplacent. Quand je prépare un voyage, quel qu’il soit, ce sont les mamans qui demandent à être prises en accompagnatrices.» Ce déplacement en non-mixité ne fait pas l’unanimité parmi les participantes, mais elles s’en accommodent : leur diversité, tant sociale que religieuse, culturelle ou ethnique, a plus de valeur que tout le reste.
Après cette intense journée, elles sont sonnées. «D’un coup, ça fait beaucoup. J’ai besoin de temps pour digérer tout ça, confie Ayda à la sortie d’une chambre à gaz. Les chaussures, les valises, c’était dur. On les voit arriver [les déportés, ndlr] et on sait qu’ils ne sont pas repartis.» Ce sentiment d’écrasement est accentué par l’ambiance. Fait exceptionnel, le groupe a visité le camp de nuit, au rythme des flocons s’écrasant sur les dizaines de doudounes sombres, sans autres visiteurs. Une dérogation accordée à ces femmes arrivées après la fermeture habituelle des lieux, en raison d’un avion en retard.
La visite touche à sa fin, chacune allume la bougie qui lui a été remise au petit matin. Des dizaines de voix entonnent le Chant des partisans, guidées par la mezzo-soprano Sofia Falkovitch, le cœur et l’esprit à ces centaines de milliers de personnes qui ont péri en ces lieux, il y a quatre-vingts ans. D’ici quelques semaines, elles se réuniront de nouveau, à Paris cette fois, pour partager cette expérience singulière. Et ne pas oublier.