Café Littéraire – Chaque mois, une personnalité s’installe dans le Book Bar de l’Hôtel Grand Amour pour parler littérature. Première invitée : l’écrivaine et rabbin Delphine Horvilleur.
Le JDD Magazine lance son café littéraire. Chaque mois, une personnalité s’installe dans le Book Bar de l’Hôtel Grand Amour pour nous parler de ses livres préférés, de ses auteurs fétiches et des écrits qui ont marqué son existence. Dans ce premier épisode, c’est Delphine Horvilleur, femme rabbin, philosophe et écrivaine qui s’est prêtée au jeu de l’interview.
Quel est votre livre de chevet, votre lecture du moment ?
En ce moment, je relis et je re-relis (rires) Ô vous, frères humains, d’Albert Cohen, qui est un peu un classique d’Albert Cohen. Quoique il est moins connu que d’autres grands livres, Belle du Seigneur et d’autres. J’ai eu la chance d’être invitée à lire ce livre en audio livre, donc je l’ai redécouvert récemment et je ne le lâche plus. C’est un livre qui parle magnifiquement, je trouve, des traumatismes de l’enfance, qui nous suivent toute la vie. C’est un message à l’humanité, Ô vous, frères humains, pour penser, inviter un peu plus de tendresse dans le monde.
Avez-vous une lecture inavouable ?
Alors moi je suis une fan absolue de variété, de musique de variété, et je suis capable de lire comme si c’était un livre, des chansons de variété. Parfois, je lance des karaokés à la télé ou alors j’ai imprimé une chanson et je réfléchis à son sens profond. On pense toujours que la variété, c’est superficiel, on ne la considère pas comme de la littérature. C’est de la culture pop.
Mais moi, je crois beaucoup à la puissance et à la profondeur des chansons de variété. Et je trouve qu’il faudrait parfois les lire, presque les déclamer, un peu « Comédie Française ». Pour essayer de trouver ce qu’il y a dans les chansons qui portent nos générations, qui en fait est quelque chose de l’ordre d’une philosophie. Je ne sais pas, là me vient à l’esprit, la chanson de France Gall, écrite par Michel Berger, Évidemment, qui est pour moi la plus belle chanson ou un des plus beaux textes qui ait été écrit sur le deuil. « Et évidemment, on danse encore sur des accords qu’on aimait tant, mais pas comme avant. On rit encore pour des bêtises comme des enfants, mais pas comme avant… Évidemment. »
En fait, c’est une chanson extrêmement profonde. Comme il y a des chansons sur les chagrins d’amour qui sont d’une puissance littéraire majeure, mais qu’on a tendance à regarder avec un peu de mépris. Il ne faut pas. Moi, j’adorerais écrire des paroles de chansons. C’est ce que j’adorerais faire un jour, mais on ne m’a encore jamais demandé. Ceci est un message. (Rires)
Quel texte vous a marquée en profondeur ?
Le premier qui me vient à l’esprit, c’est sans doute La vie devant soi de Romain Gary, qui est un auteur fétiche, un peu culte pour moi. Je l’ai lu à l’adolescence et pour moi, c’est le livre du passage à l’âge adulte. Je trouve ça normal qu’il touche tellement d’ados ou de jeunes adultes, parce qu’il parvient presque magiquement à créer un lien entre un langage enfantin et un langage de la responsabilité adulte et de l’engagement politique.
La voix du personnage principal dans La vie devant soi, de ce petit garçon qui s’appelle Momo, c’est un garçon qui n’a pas d’âge. Ou plutôt, c’est un personnage qui a la capacité de réveiller l’enfant en nous, quel que soit notre âge. Et c’est un livre pour moi, d’une profondeur extraordinaire, qui raconte avec joie le désespoir ou avec désespoir la joie. Je ne sais pas dans quel sens le dire, mais ça, c’est un des grands talents pour moi de Gary, de savoir mêler des émotions et inventer un langage qui réunit des gens de n’importe quel âge, de n’importe quelle langue. C’est une vraie littérature de l’universel pour moi.
Quel est le livre que vous aimez offrir, ou que vous recommandez particulièrement ?
Devant la Loi de Kafka. C’est une des petites nouvelles de Kafka les plus célèbres. En fait, c’est très court. Je ne veux pas le spoiler, comme on dit aujourd’hui, mais c’est l’histoire d’un homme qui se retrouve face à un château, qui est gardé par un gardien, et toute sa vie, il attend que la porte s’ouvre. Et le gardien lui refuse, refuse, refuse l’entrée. Jusqu’au moment où, à la fin, sans trop dévoiler, le gardien referme la porte et lui dit : « C’est trop tard. Il y avait que toi qui pouvait passer par cette porte, mais tu n’es jamais entré. »
Ce court texte interroge chacun de nous sur ce qui nous empêche d’agir dans l’existence. Parfois, la loi nous dit ou semble nous dire « Arrête toi là, attends », mais il y a des occasions qui se ratent. Il y a des gens qui, toute leur vie, attendent de passer par une porte par laquelle ils étaient les seuls à pouvoir passer mais ils ne l’ont pas fait.
J’ai souvent offert ce texte à des gens qui se sentaient comme empêchés dans leur vie, des gens qui attendaient qu’on leur donne l’autorisation de prendre leur destin en main et d’agir. C’est un texte très court, mais que je conseille vraiment à tout le monde.
Parmi vos propres livres, lequel ou lesquels ont changé votre vie et pourquoi ?
Parmi les livres que j’ai écrits, il y en a deux ! Le premier, c’est sans doute Vivre avec nos morts, qui a suscité des réactions auxquelles je ne m’attendais pas du tout. Je ne m’attendais pas à ce déferlement de retours de lecteurs. J’ai reçu des milliers de lettres, j’ai essayé de répondre à un maximum de gens qui m’écrivaient. J’ai bien perçu que ce livre ouvrait la porte à un dialogue sur la mort et le deuil, que notre société est complètement incapable d’avoir.
Et puis il y a le livre que j’ai publié plus récemment, Il n’y a pas de Ajar, qui est un livre fait pour le théâtre. Un livre qui d’ailleurs est déjà interprété par Johanna Nizard et jouée par exemple au Théâtre du Rond-Point actuellement et qui va tourner dans toute la France. J’ai pris un plaisir très particulier à écrire un texte, dans l’idée qu’il serait immédiatement lu, interprété.
Au cœur de mon travail de rabbin, d’exégète, de commentatrice des textes religieux, l’interprétation est importante pour moi. Mais le fait que ce texte soit interprété dans un autre sens du mot, qui soit fait pour être lu, parfois crié ou murmuré, ou joué par quelqu’un, est quelque chose qui a ouvert des portes dans ma vie d’auteur.
Aujourd’hui, je me rends compte que ce qui m’intéresse tout particulièrement, c’est d’écrire des livres ou des textes qui sont faits dès leur naissance pour être lus dans la conscience que le lecteur qui s’en empare a un pouvoir que l’auteur n’a pas. L’auteur écrit quelque chose, mais évidemment, celui qui s’empare du texte et qui, encore plus, le lit à voix haute, est capable de placer dans ce que vous avez écrit quelque chose qui est beaucoup plus grand que votre intention d’auteur.
Est-ce le pouvoir gigantesque du lecteur ?
Oui. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est d’écrire des textes qui sont faits pour être lus, qui sont faits pour être interprétés. C’est ce que je fais de bien des manières, en écrivant du théâtre, bien sûr, mais en écrivant aussi des sermons, des cours. Une bonne partie de mon travail, c’est d’écrire des textes, de l’oralité. Et pour moi, c’est encore plus puissant d’écrire un texte qui fait la jonction immédiatement avec la parole, avec la bouche et avec l’oreille, plutôt que simplement un texte qu’on va lire au coin du feu, ou à voix basse.