Le judéo-alsacien, dialecte en voie de disparition, était parlé dans les villages où vivaient des juifs. Un livre savoureux recense 350 expressions qui évoquent le quotidien, la religion ou la cuisine, et témoignent d’un beau vivre ensemble.
On l’appelle Yéddisch-Daïtsch (Yéddisch provenant du mot hébreu yehoudi, juif, et Daïtsch de Deutsch, allemand), ou plus communément judéo-alsacien. C’est un dialecte, issu d’un mélange de mots germaniques et hébraïques plus ou moins germanisés, qui était parlé par les communautés juives vivant en Alsace-Moselle.
Attention. Il ne faut pas le confondre avec le jiddish (ou yiddish) oriental qui est une véritable langue, également à base germanique enrichie de mots hébreux, mais également et principalement de langues slaves. Une langue avec ses écrits et sa grammaire, qui comptait 11 millions de locuteurs à la veille de la Seconde guerre mondiale, principalement en Europe. Et qui est toujours bien vivante, de Paris à Jérusalem.
« Métt a gueti Frimselsoup kann m’r guet faschte » (Avec une bonne soupe aux vermicelles, on peut bien jeûner). « E Ponem wie a Matze » (Un visage comme du pain azyme – c’est-à-dire pâle et grêlé). « E luschtiger Dallèss geït éwer allèss » (Une pauvreté joyeuse, c’est mieux que tout). « Schmüsse koscht nix » (Papoter ne coûte rien). « Schauffer blôse » (Souffler dans le schofar, la trompe annonçant la nouvelle année).
Ces phrases font renaître le monde rural d’antan
Ouvrir le livre d’Alain Kahn, « 350 expressions judéo-alsaciennes », c’est replonger dans le monde rural d’antan. Et retrouver à travers ces petites phrases des ambiances de la vie quotidienne, de la cuisine, des pratiques religieuses et des fêtes, des communautés juives alsaciennes.
Car depuis la fin de la Guerre de trente ans, et dans certains lieux, depuis le 14e siècle, juifs et goïms (non-juifs) cohabitaient en Alsace, en plus ou moins bonne entente, il est vrai. Mais ce vivre-ensemble a fait naître ce dialecte singulier, mélange d’alsacien, et d’hébreu germanisé.
« Yéddisch, ou jiddisch, vient du mot hébreu jehuda, juif » explique l’auteur. Et bon nombre de mots composant ce dialecte sont d’origine hébraïque, voire araméenne, mais déformés et prononcés à l’alsacienne. Exemple : « Wo kenn Nàrr esch, isch kenn Sém’he » (S’il n’y a pas de fou, il n’y a pas de joie) : « Sém’he vient de l’hébreu simha, la fête » précise l’auteur.
D’autres expressions sont moins châtiées : « Bass uff, s’esch e Klafte ! » (Fais attention, c’est une méchante femme). Là, « Klafte vient de l’hébreu kelavta, chienne. » Ou encore : « Er schmüsst wie e Schawwesgoye » (Il papote comme la non-juive du shabbat). « La non-juive était une femme du village qui venait aider les familles juives à allumer le feu et la lumière au moment du shabbat », raconte Alain Kahn. « Mais comme elle passait de maison en maison, elle avait aussi la réputation d’être une commère. » Et « schmüsst fait référence au mot hébreu schemouoth, potins. »
Un autre de ces dictons évoque la lampe qu’avant le shabbat, on abaissait à l’aide d’une crémaillère, pour être mieux éclairé. Et qu’on remontait une fois la fête terminée : « Lamp heruf, Dayess herunter » (Lampe en-haut, soucis en-bas) : « Dayes provient de l’hébreu déaga. Cela signifie que dès que la lampe est remontée, les soucis du quotidien resurgissent pour toute la semaine. »
Un vivre-ensemble en évolution
Jusqu’à la Révolution, dans ces communautés juives villageoises, « il y avait beaucoup de marchands de bestiaux, ainsi que de nombreux colporteurs et de mendiants » précise Alain Kahn. Des gens plutôt pauvres, d’où ce genre d’expressions : « Er hot de Dallèss in séve Farwe » (Il a la misère en sept couleurs – il est complètement fauché). « Dallèss est un dérivé de l’hébreu dalouth, la pauvreté. Et cette phrase signifie qu’il est dans une misère aussi complète que l’est l’arc-en-ciel lorsqu’il arbore ses sept couleurs. »
C’est seulement après la Révolution, et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, accordant à chacun les mêmes libertés, que les juifs ont pu, eux aussi, exercer les métiers qu’ils souhaitaient. « Après la Révolution, les colporteurs ont souvent créé leur propre magasin et sont devenus plus riches » ajoute Alain Kahn. « A Saverne par exemple, beaucoup de juifs ont pu ouvrir un commerce. »
De-ci, de-là, les expressions en judéo-alsacien font aussi des emprunts au français. Comme la jolie « Godel Rosch (grosse tête) et petit chapeau », qui moque celui « qui a pris la grosse tête. » Et, plus étrange, des phrases liées à la pratique religieuse intègrent même des mots… en latin : « Hesch dü guet g’ort » (As-tu bien prié), où g’ort est le participe passé germanisé, du verbe latin orare, prier.
Bon nombre d’expressions prouvent d’ailleurs que les juifs alsaciens avaient de bonnes connaissances de la religion de leurs concitoyens. Du genre « De Daufelmône esch énn de Défle » (Le catholique est dans l’église). Défle vient de l’hébreu tefila, prière. Et Daufelmône – catholique – est un composé de tewila, baptême, et de émouna, foi. Dans le même ordre d’idées, protestant se disait « Hadischemône », de l’hébreu ‘hidouch, nouveauté, et émouna, foi (donc : foi nouvelle, nouvelle croyance).
Un dialecte en voie de disparition
Le déclin du Yeddisch-Daïtsch semble pluri-factoriel. Dès l’entre-deux-guerres, beaucoup de juifs alsaciens ont préféré quitter la campagne pour aller rejoindre les communautés plus importantes regroupées dans les villes. Durant la Seconde guerre mondiale, certains sont morts dans les camps d’extermination, et d’autres ont trouvé de nouvelles terres d’accueil.
Aujourd’hui, la plupart des nombreuses synagogues alsaciennes sont désacralisées, ou ne servent plus que très rarement. Et le dialecte judéo-alsacien n’a presque plus de locuteurs. « A Strasbourg, j’ai encore deux-trois amis qui le parlent » assure Alain Kahn.
« Je le comprends à 95%, mais ne le parle pas » affirme Alain Salomon, membre de la petite communauté de Saverne. « On ne le parlait pas en famille, on parlait l’alsacien. Il a dû y avoir un moment de renversement, où ça a basculé. Je crois même que mon grand-père ne le parlait déjà plus. »
Pourtant, dans sa famille, « des gens le parlaient encore, et certains mots étaient toujours utilisés. » Et il reconnaît que « parmi les expressions du livre d’Alain, certaines traduisent des vérités impossibles à exprimer de la même manière en français. »
Pour mener à bien son travail, Alain Kahn avait encore pu consulter quelques témoins directs, « tous très âgés ». Il s’est également basé sur différents ouvrages déjà anciens, dont celui d’un rabbin de Bâle, intitulé « elsässisch jiddisch » (judéo-alsacien), et un lexique établi par le spécialiste dialectal Raymond Matzen.
Un patrimoine alsacien
Alain Kahn a aussi constaté que, dans certaines communes, des Alsaciens non-juifs en connaissent encore très bien certains termes. « J’ai beaucoup travaillé sur des communautés israélites à Marmoutier, Weiterswiller, Saverne » précise-t-il. « Et si on parle avec les habitants, ils sont contents de réentendre certains mots. Ils s’en souviennent et les connaissent encore. »
Car le Yéddisch-Daïtsch, à l’origine uniquement intra-communautaire, était compris, voire même parlé par certains goïms alsaciens. Il se raconte ainsi que, durant la Première guerre mondiale, grâce à sa parfaite maîtrise du judéo-alsacien, un boucher non-juif a pu revenir à pied depuis la Pologne, à travers toute l’Allemagne, en demandant l’hospitalité à toutes les communautés juives qui se trouvaient sur son trajet.
On peut même affirmer que ce dialecte singulier a déteint sur l’alsacien, y a infusé, l’a parfumé, tout en sachant se faire oublier. Car qui, aujourd’hui, se souvient encore que des mots alsaciens comme scheufel (médiocre), màschugge (fou), Dooges (arrière-train) ou Migges (camelote) sont d’origine hébraïque ?
C’est pour toutes ces raisons qu’Alain Kahn a jugé qu’il était plus que temps de proposer son ouvrage, afin de valoriser ce patrimoine linguistique commun. Et de rappeler qu’il y avait, en Alsace, une cohabitation pacifiée et enrichissante. « Le judéo-alsacien est un véritable patrimoine » assène-t-il. La preuve qu’ici, juifs et non-juifs vivaient bien ensemble. Et c’est important de ne pas l’oublier. »