En ce 117e anniversaire de la loi de 1905, Boualem Sansal, qui combat l’islamisme depuis de nombreuses années, accorde un entretien à L’Express sur la laïcité.
Depuis sa tournée en Allemagne où il présentait son dernier livre, l’écrivain et intellectuel algérien Boualem Sansal a répondu à nos questions sur la laïcité française. Où en est-on ? Que faire ? Parlons franc : on ne peut pas dire que le diagnostic de cet éternel combattant de la liberté soit optimiste. Selon lui, l’incapacité française (Etat, organisations laïques ou religieuses, société civile) à réinvestir la laïcité de façon claire, « dans le strict cadre de la loi de 1905 », s’additionne à l’incurie d’une Europe qui, face à l’islamisme, « semble ne plus savoir que tergiverser, louvoyer, nier les faits, et mentir ». Une situation qu’il juge « terrifiante ».
L’Express : Que représente pour vous la laïcité ?
Boualem Sansal : La loi sur la laïcité a été un formidable progrès : pendant un bon siècle, elle a renforcé l’Etat et la souveraineté des citoyens, tout en protégeant la liberté des cultes dans le cadre des lois de la République. Les religieux (chrétiens et juifs, jusque lors) ont été convaincus de son intérêt et l’ont soutenue. Depuis une quarantaine d’années, l’installation rapide et massive en France et en Europe de communautés musulmanes issues des ex-colonies européennes et de plus en plus de l’Asie du sud a profondément modifié la donne et ladite loi est peu à peu devenue un sujet de discorde qui, faute d’un traitement adéquat en temps et lieu, a mené au radicalisme, au communautarisme, puis au séparatisme et mènera demain à la guerre civile et à la partition si l’on en croit les propos de plusieurs hauts responsables politiques et d’éminents intellectuels français. Je partage cette analyse. Avec les petits moyens qui sont les miens, j’ai observé cela en maints endroits de l’Europe et vu qu’en vérité cette guerre a déjà commencé, encore à faible intensité, et qu’elle en est à se chercher les voies et moyens de gagner en amplitude et en force. Si cela advient, elle prendra une forme terrifiante.
Vous dites que la loi 1905 est devenue « un sujet de discorde » qui peut mener au communautarisme ou au séparatisme. Qu’entendez-vous par là ?
A mon avis, la loi n’est pas vraiment en cause, ce qui blesse c’est l’incapacité des uns et des autres, de l’Etat d’abord, des organisations laïques, des organisations musulmanes de France (pour la plupart inféodées à des pays étrangers ou des partis islamistes étrangers), et de la société civile musulmane parfaitement intégrée, à trouver des arrangements dans le strict cadre de ladite loi. Cette incapacité nationale, jointe à celle de l’Europe qui semble ne plus savoir que tergiverser, louvoyer, nier les faits et mentir, accroît dangereusement les risques de voir se réaliser ce funeste scénario. On dirait que la vieille Europe désespérée et dépassée, sentant venir sa fin prochaine, écrit elle-même l’histoire de sa fin. Il y a comme un air de déjà-vu.
Comment la laïcité est-elle vue depuis les théocraties musulmanes ?
« Al laïqiyya », c’est-à-dire « la laïcité » en Occident, en France en particulier, est vue par les pays islamiques comme une violence faite aux musulmans d’Occident, une injure aux pays musulmans et un blasphème fait à Allah. Ils n’auront de cesse de la dénoncer et d’obtenir son abrogation ou sa réécriture selon les meilleures vues islamiques.
Depuis quelques années, la laïcité essuie chroniquement des critiques venues des pays multiculturalistes. Les grands journaux américains, notamment, l’accusent souvent d’être le faux nez du racisme. Qu’en pensez-vous ?
La laïcité à la française est en effet partout critiquée. Ceux qui le font ne sont pas toujours fondés à le faire. La France est certes le seul pays au monde à s’être doté d’une telle loi ; et peut-être aurait-elle pu faire sans, puisque son contenu est déjà dans la Constitution et les lois de la République. Cela dit, presque tous les pays sont passibles de critiques similaires : on peut critiquer les Etats-Unis pour cette disposition folle de leur Constitution qui consacre le droit soi-disant sacré des citoyens à détenir des armes, y compris des armes de guerre. On sait ce qu’elle a pu créer de problèmes à l’Amérique et aux Américains, pourtant elle est maintenue. On peut critiquer le Maroc, dont la Constitution reconnaît à son roi le titre de commandeur des croyants – les croyants du monde entier s’entend –, et celle de l’Arabie, qui a donné à son monarque le titre de Gardien des deux lieux saints de l’Islam, ce qui indispose grandement les autres pays musulmans, qui estiment tous avoir droit au titre de commandeur des croyants et de gardiens des lieux saints…
La laïcité est-elle un atout ?
Non, au sens où, comme un paratonnerre, elle attire sur elle toutes les foudres. Faut-il pour autant l’abandonner, la réviser ? Non. Il faut d’abord et surtout et peut-être seulement que l’Etat soit clair dans sa philosophie et dans sa gouvernance de la laïcité. Ces derniers temps, il a été au contraire le premier à lui donner des coups de canifs en finançant la construction de mosquées, en finançant des associations cultuelles déguisées en association culturelles, et mille autres petits cadeaux aux mouvances islamistes pour acheter un peu de répit et de paix sociale. Au stade où en sont les choses, le choix est clair : agir pour briser le piège que l’Etat a laissé s’installer et se fermer sur le pays, ou remettre son mandat au peuple. Je crois qu’à compter du 13 novembre 2015, il faut le regarder comme directement responsable de toutes les atteintes à la sécurité nationale advenues par le fait de sa gestion désastreuse de la laïcité. L’ex-ministre de l’intérieur Gérard Collomb avait ouvert la voie : quand on ne sait pas gérer, on démissionne. Mais même quand certains essaient, c’est le cas parfois de Gérald Darmanin, on voit de partout des boucliers se lever pour empêcher de le faire. Au sommet même de l’Etat.
Propos recueillis par Anne Rosencher