Déterminé à promouvoir le travail de mémoire et la citoyenneté des jeunes Azuréens, le département met en œuvre, depuis 19 ans, des voyages de la Mémoire sur les sites d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne.
Loin des manuels et des salles de classe, 170 élèves de troisième des Alpes-Maritimes, sélectionnés sur lettre de motivation, ont bravé le froid et la pluie mardi pour se plonger dans l’une des plus grandes tragédies du 20e siècle : la Shoah. Le temps d’une journée, emplie d’émotions, ils ont arpenté les camps de la mort d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne, véritable cimetière à ciel ouvert, temple de l’Histoire et refuge de la mémoire collective. Un voyage organisé depuis 2003, quatre fois par an, par le Conseil départemental, déterminé à promouvoir le travail de mémoire et la citoyenneté des jeunes Azuréens.
«Le principe pour nous, c’est de créer des ambassadeurs de la paix à travers une action culturelle et de mémoire pour construire les citoyens de demain. Sept collèges participent à chaque voyage, à raison d’une vingtaine d’élèves sélectionnés par établissement. Ce qui est peu, mais ces élèves vont rayonner sur l’ensemble de la cohorte de l’établissement à leur retour. Ils participeront ensuite à un concours départemental de restitution : le concours Charles Gottlieb (du nom de ce résistant maralpin déporté et survivant de la Shoah, investi jusqu’à la fin de sa vie dans le travail de mémoire, NDLR). Ils réaliseront des exposés, des expositions photos, ou encore des montages vidéo pour rendre compte de leur voyage», explique la vice-présidente du Département, chargée de la Mémoire, du Patrimoine Culturel et des Anciens Combattants, Gaëlle Frontoni.
De Nice à Cracovie, il faut compter deux heures par le ciel. À cela s’ajoute une petite heure de bus pour rejoindre Auschwitz (Oświęcim en polonais) au milieu de la campagne désolée de la Voïvodie de Petite-Pologne. Ce mardi-là, une pluie fine et cisaillante attife le paysage d’un filtre gris et lugubre. «Il va faire froid, couvrez-vous bien!» signale un enseignant. De fait, la température ressentie ne doit pas dépasser les trois degrés à l’arrivée sur le camp de Birkenau, en milieu de matinée. Les gants et bonnets sont de mise, tout comme les pantalons de ski pour certains.
La visite commence, avec un guide par collège. À la fois curieux et troublés, les adolescents écoutent et observent silencieusement, encadrés par leurs professeurs. «C’est très impressionnant. On a encore du mal à se dire qu’ici des millions de personnes ont vécu l’horreur. On se croirait dans un décor de cinéma. Le grand bâtiment à l’entrée qui est traversée par les rails, on l’a vu en photo, mais en vrai, ça n’a rien à voir, c’est beaucoup plus impressionnant», remarque un collégien, le regard plongé sur les 300 baraques alignées. «Je suis grave mal à l’aise», souffle un autre à son camarade.
Jadis terre de souffrance, les camps ne sont plus que des écorces mutiques. Les sols, les murs des bâtiments en briques et des baraques en bois, chaque pierre, chaque centimètre de barbelés, témoignent silencieusement des atrocités du passé. Et chacun, à sa façon, réalise la tragédie vécue ici, il y a 80 ans, par des millions d’hommes et de femmes, juifs pour la plupart. «L’important c’est de donner du sens à ce que l’on apprend en allant à l’extérieur, sur le terrain, comme aujourd’hui», relève Julien Vellet, professeur d’histoire géographie au collège Nazareth, à Nice. Au terme de cette première visite et avant d’aller déjeuner, les collégiens participent à une cérémonie de recueillement devant les stèles commémoratives du camp de Birkenau et assistent au dépôt d’une gerbe par les élus du département présents pour l’occasion. Un court temps de prière est aussi observé par les élèves du collège privé Kerem Menahem.
En début d’après-midi, le parcours se poursuit avec la visite du camp d’Auschwitz et son cynique message d’entrée écrit en lettres de fer : «Arbeit Macht Frei» (le travail rend libre). Chambre à gaz, cachots, mur des fusillés : toute la barbarie de l’entreprise nazie apparaît. Et la stupéfaction du matin se mue en une infinie tristesse. À la vue des objets personnels des déportés entreposés derrière des vitrines (chaussures, valises, vêtements d’enfants, pyjamas rayés…), Certains ne peuvent retenir leurs larmes. «C’est trop dur», lâche une adolescente, secouée de sanglots. «On prend conscience de la réalité. De se dire que ce n’était pour certains que des enfants, des innocents, et qu’ils n’avaient aucun moyen de se défendre, c’est le plus horrible», s’étrangle Zoé. «On se rend compte que c’est réel, que ça a bien existé. Il faut y être pour comprendre toute cette haine et cette violence», enchaîne Estelle.
En fin de journée, le poids de l’Histoire devient difficile à porter. Pour relâcher, le chanoine Philippe Asso, délégué épiscopal de l’Église catholique et coordinateur du pôle «dialogue avec le monde» au dioscèse de Nice, improvise une brève séance de méditation avec les collégiens de Nazareth. «Je ne peux pas être responsable de tout. Je suis d’abord responsable de moi-même. Je ne peux pas porter toute la misère du monde sur mes épaules. Non, mais je me souviens», professe-t-il au milieu des adolescents, attentifs.
La visite s’achève à la nuit tombée par un rassemblement au milieu du camp. Les collégiens lisent des poèmes – certains de leur création -, des extraits de livres, chantent en chœur. Les mots de Primo Lévi, ceux de Charles Gottlieb, ou encore les vers du poète Yiddish, Moshe Schulstein, résonnent dans la pleine obscurité. Un exercice lié au travail de mémoire porté par le département. «Auparavant, on venait à l’école pour avoir une culture commune, maintenant on vient à l’école pour affirmer ses différences. Le seul moyen que l’on a de pouvoir construire les citoyens de demain, c’est de cimenter autour d’une culture commune et le travail de mémoire y participe grandement. C’est là notre mission envers la jeunesse», détaille Gaëlle Frontoni, qui accompagne les adolescents du département pour la 17e fois.
«La seule chose qui peut faire que cela ne se répète jamais, c’est d’abord la pédagogie. Je rappelle souvent aux enfants que les nazis sont arrivés au pouvoir par la voie démocratique, il faut bien le réaliser», marque Daniel Wancier, enfant caché par des Justes des Alpes-Maritimes pendant la Deuxième Guerre Mondiale, aujourd’hui intervenant régulier dans les établissements scolaires. À 84 ans, il a conscience d’être un passeur de mémoire : «J’ai été arrêté à la rafle du Vél’ d’Hiv, à Paris, et sauvé in extremis. En tant qu’enfant caché et fils de déportés, j’ai beaucoup à dire sur cette période de ma vie. Des déportés il en reste quelques-uns, mais la plupart ne sont plus valides, alors c’est mon rôle de faire cette démarche et ce travail avec les jeunes.» Ce mardi, il effectuait son 33e voyage à Auschwitz-Birkenau. «J’irai tant que je le pourrai, c’est trop important!», conclut-il.