La socialiste Eva Kaili, vice-présidente grecque de l’assemblée, a notamment été interpellée. Elle est soupçonnée d’avoir reçu de l’argent de l’émirat pour « influencer les décisions économiques et politiques » de l’institution.
C’est un séisme et il pourrait encore connaître quelques répliques : l’annonce par le parquet fédéral belge, vendredi 9 décembre, qu’une quinzaine de perquisitions avaient été menées dans diverses municipalités de Bruxelles, visant des responsables soupçonnés de corruption au profit du Qatar, a fortement secoué le Parlement européen.
Plusieurs personnes ont été interpellées pour être auditionnées et, éventuellement, mises en examen. Etaient notamment visés Eva Kaili, 44 ans, vice-présidente grecque de l’assemblée, membre du groupe Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), Pier Antonio Panzeri, 67 ans, ancien eurodéputé italien S&D et président de l’ONG Fight Impunity, ainsi que Luca Visentini, secrétaire général de la Confédération syndicale internationale (ITUC).
Francesco Giorgi, un ancien assistant parlementaire de M. Panzeri, compagnon de Mme Kaili, a également été interpellé. Le bureau des assistantes de deux députés du groupe S&D, les Belges Marc Tarabella et Marie Arena, ont par ailleurs été visités par les enquêteurs et placés sous scellés. Un assistant parlementaire du groupe Parti populaire européen (PPE, conservateur) a également été interrogé.
L’enquête de l’Office central pour la corruption de la police fédérale belge a démarré en juillet. Elle est dirigée par le juge d’instruction Michel Claise, un spécialiste des questions financières, de la corruption et du blanchiment qui a conduit des investigations retentissantes dans le monde de la banque, de la politique ou du football.
« La partie émergée de l’iceberg »
Selon le parquet fédéral, qui a publié un communiqué vendredi midi après des révélations du magazine flamand Knack et du quotidien Le Soir, les investigations portent sur « des faits présumés d’organisation criminelle, de corruption et de blanchiment ». Les enquêteurs, poursuivait le texte, soupçonnent « un pays du Golfe d’influencer les décisions économiques et politiques du Parlement européen, cela en versant des sommes d’argent conséquentes ou en offrant des cadeaux importants à des tiers ayant une position politique et/ou stratégique significative au sein du Parlement européen ».
Le parquet précisait que les perquisitions effectuées avaient permis de mettre la main sur environ 600 000 euros en liquide. Du matériel informatique et des téléphones portables ont été saisis. De quoi créer la sidération au Parlement européen, où certains estiment que cette affaire n’est que « la partie émergée de l’iceberg ». La réaction officielle a pourtant été laconique : « Le Parlement ne commente pas les procédures judiciaires. Comme toujours, il coopère pleinement avec les autorités nationales compétentes et il en va de même dans ce cas spécifique. »
Qu’ambitionnait le Qatar en approchant le milieu européen ? Sans doute de défendre son image et « sa » Coupe du monde de football, alors qu’étaient décriées la situation des droits humains et les conditions des travailleurs migrants dans le pays. Et, au-delà, d’espérer peser sur les orientations politiques de l’Union.
« On se doutait qu’il y avait un gros travail de lobbying du Qatar »
Objectif atteint ? Vendredi, diverses sources parlementaires se souvenaient en tout cas du vote, le 24 novembre, d’une résolution qui avait été longuement débattue. Lors de la session plénière à Strasbourg, les eurodéputés avaient décidé de voter un texte concernant le Qatar à l’occasion du Mondial de football. « Au départ, les S&D ont voté contre le principe même d’une résolution concernant le pays, se rappelle un eurodéputé français. Ils voulaient juste un simple débat, contrairement à tous les autres groupes, en dehors de l’extrême droite. Nous avons alors réclamé un vrai débat interne sur le sujet. Et cela a chauffé. »
Quand le projet de résolution a finalement été entériné, « les eurodéputés S&D ont adouci largement le texte en votant contre les amendements les plus durs, indique un observateur de ce scrutin. Ils refusaient des amendements condamnant fermement le régime ». La majorité du groupe a, par exemple, voté contre un amendement qui entendait préciser que le Parlement européen « condamne le non-respect par le Qatar de sa responsabilité première de protéger les droits de l’homme et les droits des travailleurs migrants sur son territoire lors de la préparation de la Coupe du monde de la FIFA 2022 et d’enquêter sur la mort de milliers de travailleurs migrants, souvent imputée de manière arbitraire à des “causes naturelles” ».
Sur une demi-douzaine d’amendements supplémentaires qui visaient à durcir le ton vis-à-vis du régime de Doha, les S&D ont voté massivement contre, comme l’essentiel des groupes de droite et d’extrême droite. « Cette attitude en a étonné beaucoup », constate-t-on chez les libéraux démocrates de Renew. « On se doutait qu’il y avait derrière cela un gros travail de lobbying du Qatar, affirme un assistant parlementaire. Mais de là à imaginer une possible corruption… »
« Consternation » et « tolérance zéro »
Vendredi, le groupe S&D a réagi aux événements et dit sa « consternation » et sa « tolérance zéro » à l’égard de la corruption. « Nous sommes les premiers à soutenir une enquête approfondie et une divulgation complète. Nous coopérerons pleinement avec toutes les autorités. Dans cet esprit, nous ne commenterons pas publiquement les procédures judiciaires en cours. Compte tenu de la gravité des allégations, nous demandons la suspension des travaux sur tous les dossiers et votes en plénière concernant les Etats du Golfe, en particulier la libéralisation des visas et les visites prévues, jusqu’à ce que les autorités compétentes fournissent des informations et des éclaircissements pertinents. »
Eva Kaili, membre du groupe S&D, ancienne journaliste de la télévision grecque, avait choqué en déclarant récemment à la tribune : « Aujourd’hui, la Coupe du monde au Qatar est une preuve concrète de la façon dont la diplomatie sportive peut réussir la transformation d’un pays (…). Le Qatar est un précurseur en matière de droits du travail. » Après l’annonce de son interpellation, elle a été exclue du Pasok, le parti socialiste grec. La police belge l’a apparemment appréhendée en flagrant délit, ce qui ne lui a pas permis d’invoquer son immunité parlementaire. Selon la presse belge, des sacs d’argent liquide auraient été trouvés à son domicile.
Son compagnon, Francesco Giorgi, est assistant parlementaire de l’eurodéputé italien Andrea Cozzolino, également du groupe S&D. Il a été auparavant l’assistant de Pier-Antonio Panzeri, ancien eurodéputé socialiste qui a siégé de 2004 à 2019. Les deux hommes ont fondé en 2019 l’association Fight Impunity, qui promeut la lutte contre l’impunité et la justice internationale. Le siège de l’organisation, dans le conseil duquel siègent des personnalités comme Bernard Cazeneuve, Emma Bonino et Federica Mogherini, a été perquisitionné.
Le Qatar, « une référence en matière de droits humains »
« Extrêmement connu, influent, écouté, notamment sur les droits humains », d’après l’un de ses anciens collègues, M. Panzeri, qui a siégé de 2004 à 2019, était un spécialiste des droits humains et des pays arabes. Membre de la commission des affaires étrangères, il a présidé la sous-commission des droits de l’homme en 2017.
Dans cette fonction, il s’est félicité, lorsque l’Arabie saoudite imposait un blocus au Qatar, que ce dernier établisse des relations plus étroites avec l’Union européenne. En avril 2019, il déclarait à Doha, lors d’une conférence sur l’impunité dont a rendu compte le journal Gulf Times, que le Qatar pouvait désormais être considéré comme « une référence en matière de droits humains ».
En 2017, une enquête de l’Office de lutte antifraude de l’Union avait débouché sur l’obligation, pour l’élu italien, de rembourser quelque 83 000 euros liés à des versements de frais et indemnités non justifiés à une association italienne qui l’aurait assisté pendant son premier mandat.
De nombreuses questions se posaient aussi dans les milieux syndicaux européens après la confirmation que l’Italien Luca Visentini, 53 ans, était lui aussi dans le collimateur de la justice belge. Il a été élu en novembre secrétaire général de la Confédération syndicale internationale, une organisation qui regroupe 332 syndicats dans 163 pays, et revendique 200 millions de membres. Sharan Burrow, l’Australienne qui l’avait précédé à ce poste, avait laissé perplexes beaucoup d’observateurs : fervente critique du Qatar, elle avait changé résolument de ton lorsque Doha a signé un accord avec l’Organisation internationale du travail.