Pour les professeurs de génétique des populations David Reich et Shai Carmi, l’analyse des squelettes retrouvés dans un cimetière médiéval, à Erfurt, en Allemagne, apporte des résultats inédits sur l’origine de la communauté juive ashkénaze. Entretien croisé.
Professeurs de génétique des populations, David Reich (Harvard) et Shai Carmi (Université hébraïque de Jérusalem) ont publié, mercredi 30 novembre, dans la revue Cell, l’analyse de squelettes retrouvés dans un cimetière juif médiéval, à Erfurt, en Thuringe (Allemagne). Elle apporte des résultats inédits sur l’origine de la communauté juive ashkénaze et témoigne des apports de l’ADN ancien pour retracer l’histoire des populations.
Votre étude plonge dans le passé de la communauté ashkénaze. Le mot est familier mais de qui parle-t-on ?
Shai Carmi On parle d’un groupe constitué aujourd’hui d’environ 10 millions d’individus, vivant essentiellement en Israël et aux Etats-Unis, mais également en Europe et en Amérique du Sud. Il y a cent cinquante ans, cette population était exclusivement européenne. Mais l’immigration et l’extermination de 6 millions de juifs par les nazis en ont largement réduit l’importance. Selon les travaux des historiens, il s’agit d’une population relativement récente, puisqu’elle serait apparue au Xe siècle, en Rhénanie.
Depuis quand la génétique s’y intéresse-t-elle et qu’a-t-elle apporté ?
David Reich Cela a commencé dans les années 1980. On savait depuis longtemps que les juifs ashkénazes souffraient plus que d’autres de certaines pathologies héréditaires rares. Les chercheurs ont identifié les gènes à l’origine de la plupart de ces maladies. L’apport a d’abord été médical. Il a permis la détection embryonnaire de ces pathologies, et finalement leur quasi-éradication. Sur le plan historique, cette surreprésentation a prouvé que cette population provenait, ou était passée par un goulot d’étranglement, autrement dit par un groupe réduit d’individus, sans quoi ces mutations délétères auraient disparu avec le temps. On a aussi constaté que certaines mutations étaient partagées avec d’autres populations juives, et ainsi pu établir que les échanges entre communautés n’étaient pas seulement culturels.
Ces acquis proviennent-ils d’études de l’ADN ancien ?
S.C. Non, presque exclusivement d’analyses de l’ADN actuel. D’abord parce que la technologie de l’ADN ancien est relativement récente. Les développements essentiels pour nos recherches datent d’une dizaine d’années. Ensuite, elle s’est portée en premier lieu sur des sujets plus universels, l’origine de Sapiens, les croisements avec Neandertal, etc. Enfin, l’accès aux restes humains juifs est particulièrement difficile en raison des lois religieuses qui imposent de ne pas déranger les morts.
D.R. C’est vrai dans de nombreux cultes, et particulièrement dans les populations minoritaires. On retrouve les mêmes contraintes aux Etats-Unis avec les Native Americans. Pour les juifs, on a quand même une chance, c’est que différents rabbins peuvent avoir des points de vue différenciés.
Comment avez-vous procédé à Erfurt ?
S.C. Ça faisait cinq ans que nous voulions conduire une étude de ce type, avec David. Il était évident que nous ne pourrions pas ouvrir des tombes, les lois religieuses l’interdisent. Un grenier à grain avait été construit il y a cinq siècles sur une partie du cimetière juif à Erfurt. Pour le convertir en parking, des fouilles préventives ont été récemment entreprises. Des ossements ont été découverts. En Allemagne, la loi impose un accord de la communauté locale avant toute analyse. J’ai présenté notre projet et un avis d’un rabbin de Jérusalem, passionné de génétique qui, au terme d’une étude des textes religieux, concluait que les analyses étaient possibles si les corps étaient déjà excavés. Il recommandait aussi d’utiliser les dents, car elles sont considérées comme extérieures au corps. Le rabbin d’Erfurt a repris cette position.
La communauté d’Erfurt est donc ancienne ?
S.C. Emblématique. On y trouve la plus ancienne synagogue d’Europe, datant du XIe siècle. Avec plus d’un millier de fidèles, elle était importante pour l’époque. Et elle a été marquée par un massacre en 1349, où presque tous les juifs auraient péri, les survivants ont fui. Cinq ans après, en 1354, les juifs y sont retournés, avant d’en être expulsés un siècle plus tard. Ils n’y reviendront qu’au XIXe siècle.
Vous avez analysé les dents de 33 squelettes. A quoi ressemble ce groupe ?
S.C. A un groupe d’hommes et de femmes presque à parité, d’enfants comme d’adultes, jusqu’à 60 ans. D’après les observations osseuses, un seul serait mort violemment, d’un coup à la tête. L’ADN n’a relevé aucune présence de la peste, alors qu’elle était là dans les années 1350. Les datations au carbone 14 convergeaient vers le XIVe siècle. Mais avant ou après le massacre, les analyses ne pouvaient pas le préciser. C’est l’archéologie, et particulièrement l’orientation des corps, directement liée à la construction d’un mur supplémentaire, qui a permis de conclure en faveur de la seconde communauté, après le pogrom, donc.
Que racontent les génomes quant à l’origine de cette communauté ?
D.R. D’abord, une grande similarité, une sorte de continuité entre les juifs d’Erfurt et les Ashkénazes d’aujourd’hui. Ce qui montre qu’il y eut assez peu de mélange entre populations juives et non juives pendant les six cents ans qui ont suivi. En revanche, on décèle la présence d’une ascendance d’Europe de l’Est, ce que nous n’attendions pas à cette époque.
Vous l’avez dit, on constate chez les juifs ashkénazes une surreprésentation de certains variants génétiques rares. Les avez-vous retrouvés ?
S.C. Pas tous, puisque nous avions 33 personnes et que ces variants ont une fréquence souvent voisine de 1 %. Mais nous en avons retrouvé une partie, ce qui montre bien la continuité entre le XIVe siècle et aujourd’hui. Ils prouvent aussi que le goulot d’étranglement est antérieur au XIVe siècle, ce qui confirme des études récentes portant sur des squelettes retrouvés dans un puits, à Norwich, au Royaume-Uni.
Vous mettez en évidence deux sous-groupes. Vous y attendiez-vous ?
D.R. Non, car rien de tel n’a été observé dans l’ADN de la population ashkénaze actuelle. Mais le résultat est indiscutable : notre échantillon comporte deux sous-populations, que nous avons respectivement qualifiées d’européenne et de moyen-orientale. Toutes deux apparaissent très différentes de la population locale non-juive. Selon les modèles, qui doivent être maniés avec précaution, elles partageraient de grandes ascendances méditerranéennes, autour de l’Italie, et dans une moindre mesure moyen-orientale, cette dernière plus marquée dans un des deux groupes. Dans l’autre, nous observons également la présence d’ancêtres d’origine est-européenne. Or Erfurt se trouve précisément entre la Rhénanie et l’Europe de l’Est. Il semble bien que les deux populations s’y soient retrouvées.
D’autres éléments viennent-ils appuyer ce scénario ?
D.R. Absolument. A côté de l’ADN, nous avons recherché dans les dents les isotopes de l’oxygène, et nous avons constaté une différence systématique des proportions d’O18 entre les deux sous-groupes. Or cette proportion dépend de l’eau consommée pendant l’enfance. Ces deux populations ont donc grandi dans des endroits différents. Au moins une des deux est constituée d’immigrants. Et cela explique pourquoi les deux sous-groupes apparaissent si clairement dans l’ADN. Quelques générations plus tard, nous n’aurions vu ni les différences en isotopes d’oxygène, ni les disparités génétiques, effacées par les mélanges. Nous avons eu beaucoup de chance.
Le sous-groupe moyen-oriental ressemble en réalité à la population séfarade moderne. Comment l’expliquez-vous ?
S.C. On ne parle pas des populations séfarades passées par l’Afrique du Nord, auxquelles on pense quand on emploie ce nom. Nous parlons de populations d’Espagne, d’Italie du Sud, de Grèce, de Turquie. Notre hypothèse, c’est que ces deux ensembles, les Séfarades européens et les premiers Ashkénazes, sont issus d’un même groupe très réduit qui ensuite s’est séparé en un archipel de communautés. Les Séfarades se seraient très peu mélangés, certains Ashkénazes davantage. Mais il est encore trop tôt pour l’affirmer.
D.R. Cette question est passionnante, et nous avons bien l’intention de l’explorer. Il y a des images folkloriques des différences entre Ashkénazes et Séfarades. La réalité est manifestement très différente.
Vous avez évoqué le goulot d’étranglement populationnel subi par les juifs ashkénazes. Votre étude en précise-t-elle la nature ?
D.R. Il semble bien que le goulot d’étranglement rencontré par la communauté d’Erfurt soit le même que celui que l’on observe dans l’ADN des juifs modernes. Sa date, sa durée, les mutations qu’il a produites : tout est compatible. Mais il est trois fois plus étroit. A partir des données modernes, on trouve une population originelle de 2 000 personnes, avec les données d’Erfurt, c’est trois fois moins. Comment expliquer cet écart ? Ce que nous supposons, c’est que les juifs d’Erfurt se sont mélangés avec d’autres groupes aux ascendances très proches mais qui n’ont pas subi un tel goulot. Pour le prouver, il va nous falloir séquencer d’autres génomes, ailleurs. Si nous avons raison, nous y trouverons des fréquences de mutations spécifiques souvent beaucoup moins importantes. L’ADN ancien ouvre une fenêtre sur l’archipel du monde ashkénaze.
Quelles questions vous taraudent encore ?
D.R. Pour l’heure, nous avons des données sur deux communautés médiévales : Norwich et Erfurt. J’aimerais que l’on puisse enrichir l’image avec d’autres points de vue, dans l’espace comme dans le temps. Pouvoir étudier les relations entre les Ashkénazes et les autres communautés. Aujourd’hui, les Ashkénazes représentent les deux tiers de la population juive mondiale, mais n’oublions pas qu’à l’époque, ils étaient ultraminoritaires. L’essentiel de la population juive se trouvait en Méditerranée. Par ailleurs, il faudrait pouvoir étudier de la même façon les communautés juives en Jordanie, au Yémen, en Ethiopie, au Maghreb. Notre étude montre que c’est possible. J’aimerais enfin déterminer la nature des liens avec la population juive de Judée, à l’époque romaine. En existe-t-il ? C’est une question ouverte.
Ne craignez-vous pas avec vos études de donner des arguments aux racialistes de toutes obédiences ?
D.R. Les racistes tenteront toujours de tout détourner à leur profit. Mais la génétique, pour peu qu’on la regarde honnêtement, réfute au contraire le récit racialiste. Elle montre tout à la fois les similarités et les différences entre les populations humaines, ici la grande continuité et les apports extérieurs dans la population ashkénaze. En réalité, la connaissance nous donne des armes pour dégonfler les stéréotypes, affaiblir les préjugés. C’est ma conviction profonde.