Comment définir les Black Israelites ?
C’est avant tout une idée, une théorie historique et identitaire qui a pris une variété de formes au sein de divers groupes religieux, qu’ils soient chrétiens, musulmans ou juifs. La doctrine de base, c’est que les anciens Israélites étaient noirs, et que les noirs contemporains, notamment Afro-Américains, sont leurs descendants, une des «tribus perdues» d’Israël. On en trouve les premières traces vers 1892 avec la Holiness Christian Church, une église pentecôtiste. Dans la foulée, de nombreuses paroisses noires tentent de reproduire des rituels hébraïques dans une forme de rétro-ingénierie du judaïsme, sur le mode «Jésus était juif, il lisait la Torah, comment pratiquait-il ?». C’est ce que j’appelle la première vague des Black Israelites.
S’il est né dans le Sud américain, le mouvement prend vraiment son essor à Harlem dans les années 1920…
La deuxième vague apparaît à New York, mais cette fois-ci les églises deviennent synagogues. On y pratique un syncrétisme de rituels chrétiens et francs-maçons, assez ésotériques mais avec un fondement juif. Les fidèles désignent des rabbins, utilisent des Torah, font shabbat et célèbrent le calendrier hébraïque. Ce courant est dominé par un homme, Wentworth Arthur Matthew, un immigré caribéen qui forme de nombreux rabbins noirs au sein de sa congrégation. Mais personne ne parvient à réellement unifier le mouvement, et au fil des schismes, les «synagogues» et autres groupes se multiplient. Dans les années 50-60, des rabbins noirs s’éparpillent sur la côte Est et dans le Midwest, notamment à Chicago. C’est la troisième vague, beaucoup moins centrée sur les rituels hébraïques mais totalement imprégnée du mouvement Black Power. Le concept de l’Israélite noir devient un élément du nationalisme afro, souvent en confrontation avec les juifs traditionnels. L’un des groupes créé à cette époque, One-West, deviendra tristement célèbre à travers ses membres qui prêchent agressivement dans les rues des grandes villes américaines.
Est-ce le courant le plus influent aujourd’hui ?
Probablement, du moins dans l’espace public. Mais j’ajouterais à cette chronologie une quatrième vague, une «génération YouTube» sans connexion aux congrégations établies, qui s’empare de la forme plus extrême et la dissémine sur le Web en la mêlant à diverses théories complotistes. C’est sûrement par ce biais que les célébrités comme Kanye West ou Kyrie Irving, entre autres, sont entrées en contact avec ces concepts.
En réalité, cette croyance dépasse largement ces micro-communautés ?
Un exemple : dans les années 20, Harlem, comme on l’a dit, est un des foyers des Black Israelites. Au même moment s’y trouve Leonard Howell, l’un des fondateurs du rastafarisme, qui mélangera ensuite des éléments de cette théologie à d’autres influences – éthiopiennes, jamaïcaines – pour former son propre mouvement. Même chose avec la Nation of Islam, dans les années 30, qui prêchait aussi l’idée du Black Israelite [son leader actuel, Louis Farrakhan, est régulièrement dénoncé pour son antisémitisme décomplexé, ndlr]. D’ailleurs, jusqu’à ce que Malcolm X fasse exploser la notoriété des Black Muslims, ces derniers étaient moins populaires que les Black Hebrews…
Vous expliquez qu’au cœur de la doctrine, il y a un «retournement du stigmate» de l’esclavage…
Tout tient sur le parallèle fait entre la traite des noirs et l’esclavage israélite en Egypte, deux périodes d’environ 400 ans. Cette identification surgit durant l’ère Jim Crow [1877-1964, période suivant l’abolition de l’esclavage marquée par l’instauration de la ségrégation raciale, ndlr], une période à laquelle le racisme prenait à la fois une forme physique – lynchages, division de l’espace public – et intellectuelle, et était prêché depuis les chaires d’église et les pupitres des universités. Car il fallait bien, pour reléguer les noirs au rang de citoyens de seconde zone, les définir comme des sous-hommes. C’est là que l’idée du Black Israelite est puissante : «Si nous fûmes des esclaves, c’est parce que nous sommes le peuple élu». Soudainement, l’imaginaire biblique de l’Occident est «retourné», pas seulement pour affirmer une humanité noire, mais même une primauté noire.
Le mouvement des Hébreux noirs a-t-il toujours été en conflit avec le judaïsme traditionnel ?
Non, il y avait même une forme de coopération informelle à New York dans les années 20 entre «juifs noirs» et «juifs blancs» – certains leur avaient même prêté des livres de prière ou enseigné les subtilités des lois de la cacherout. Dans les années 60, durant le mouvement des droits civiques, il y a eu des tentatives d’unir les deux communautés, mais elles ont pour la plupart échoué à cause de la radicalisation des jeunes militants. Mais il reste impossible de généraliser : à Chicago, il y a toujours une synagogue noire très active, celle du rabbin Capers Funnye, qui fait le pont entre judaïsme mainstream et Hébreux noirs et entretient d’excellentes relations avec les institutions juives classiques.
Ces préceptes ne sont donc pas nécessairement antisémites ?
Non, même si c’est aujourd’hui le précipité le plus antisémite de cette rhétorique qui a pignon sur rue : l’idée n’est pas seulement que les noirs seraient des Israélites, mais que les autres juifs, les «blancs», seraient des imposteurs. Cet enseignement existait dans les années 20, mais il était marginal jusqu’aux années 60. Aujourd’hui, l’outrage est absolument justifié face à certains groupes noirs qui font circuler des textes comme les Protocoles des sages de Sion ou Mein Kampf. Mais on peut aussi dire que cette croyance s’appuie sur une forme de racisme intériorisé. Rappelons que cette théorie selon laquelle les peuples africains pourraient être les «tribus perdues» d’Israël émane largement d’un missionnaire jésuite américain du nom de Joseph J. Williams qui, durant la colonisation du continent, voyait l’histoire africaine comme une page blanche. C’est donc une réécriture pétrie d’ignorance, un effacement de leur propre passé que reprennent ces groupes noirs.
Certains Black Israelites finissent par se convertir au judaïsme traditionnel…
Ce n’est pas inhabituel chez les enfants de Black Israelites. Il y a, par exemple, la trajectoire du joueur de NBA Amar’e Stoudemire [né dans une famille d’Hébreux noirs avant de se convertir au judaïsme orthodoxe à Jérusalem, ndlr]. Ironiquement, Abba Bivens, le fondateur de One-West, matrice des groupuscules les plus radicaux, parlait à la fin de sa vie avec un accent yiddish. Tous ses enfants avaient immigré en Israël, et il se considérait comme un juif orthodoxe. Dans le fond, les Black Israelites constituent un sujet intéressant en tant que modèle de constitution d’une communauté juive basée sur un contexte, en opposition à l’idée de transmission généalogique linéaire. Les clichés antisémites de Kanye West sont évidemment à condamner, mais il ne faut pas tomber en retour dans le manichéisme face à ces juifs noirs dont la spiritualité est une réponse au racisme structurel américain, portant en germes autant d’ouvertures fécondes que de potentielles dérives.
(1) Chosen People : The Rise of American Black Israelite Religions (Oxford University Press, 2013, non traduit).