L’écrivain continue de saisir l’âme britannique à travers son humour sarcastique et ses grandes fresques historiques. Pour moi, l’un des meilleurs écrivains en ce moment.
Quand il était petit, à 11 ans précisément, Jonathan Coe a écrit son premier livre. Dans cette somme de 200 pages très librement inspirée par James Bond et intitulée Man Hunt, les personnages s’entretuent non-stop, à tel point que l’auteur britannique contemple aujourd’hui, mi-amusé, mi-médusé sa propre violence. Installé dans le jardin des éditions Gallimard, décor des plus proprets avec mobilier en fer forgé et bosquets bien taillés, il sourit en citant en substance Picasso : «Tous les enfants sont des artistes, le mystère, c’est qu’ils arrêtent.» Jonathan Coe, lui, n’a jamais arrêté d’écrire. Ni à l’université de Cambridge quand il était journaliste littéraire pour arrondir ses fins de mois – atomisant ses pairs à coups de critiques qu’il juge désormais un brin «arrogantes» –, ni quand le succès, créature farouche, tardait un peu à se montrer. Mais elle est désormais révolue l’époque où il était payé 200 livres pour son premier roman la Femme de hasard. Le voici en tournée promotionnelle à Paris, se pliant avec grâce au défilé des journalistes munis des épreuves de son dernier-né, le Royaume désuni.
Drôle de paradoxe pour celui qui, dans la plupart de ses livres, ausculte la société britannique, et a néanmoins autant, voire plus de succès en France, en Grèce ou en Italie que dans son propre pays. Jonathan Coe s’est fait connaître pour sa trilogie Les Enfants de Longbridge, où les aventures des Trotter, une famille typique de la middle class anglaise, se déroulent sur des décennies, de Thatcher à Blair. Il a été encensé comme génie du sarcasme et du grincement british, observateur de la nation et de ses mues et redoutable peintre de l’ordinaire.
Dans le Royaume désuni, même principe, il a choisi «sept grands événements» – du 8 mai 1945, «jour de la Victoire», en passant par le couronnement de la reine et le mariage de Charles et de Lady Di – pour une fresque de soixante-quinze ans. A l’histoire en marche, il se plaît à imbriquer la fadeur d’une vie domestique au ralenti, mêlant au grand roman d’un pays les petits tracas du quotidien. «Je connais beaucoup de gens moyens qui ne sont jamais des héros de nouvelles», commente-t-il quand on évoque le personnage de Martin, l’un des trois fils de la famille, qui flotte dans une géniale médiocrité.
Depuis trente-six ans, Jonathan Coe vit dans le centre de Londres, avec sa femme qui vient de prendre sa retraite – elle travaillait comme iconographe dans un journal – ses deux enfants ainsi qu’une multitude de personnages imaginaires qui se tiennent plus ou moins à carreaux en attendant d’atterrir sur le papier. «En vieillissant, j’ai réalisé qu’on ne pouvait pas survivre dans un monde sans livres et sans histoire. Je vois mes romans comme des rêves éveillés. Je passe ma vie à me faire des scénarios, ensuite, je leur donne une structure.» Il se décrit comme un étonnant mélange. A la fois exhibitionniste – après tout, être écrivain, c’est quand même retenir l’attention d’un lecteur «pendant 500 pages parfois», suggérer au monde qu’on a quelque chose à dire qui vaut bien qu’il dévie sa course – et introverti. Il sera toujours ce gamin calme, tellement calme que tous ses professeurs estimaient d’une même voix : «Le plus sage de sa classe.»
Son enfance dans les Midlands a nourri l’ensemble de son œuvre. Dans cette banlieue de Birmingham, entre ville et campagne où il a grandi, il n’a plus d’amis mais il y retourne à de nombreuses reprises. «Je ne sais pas si on appelle “maison” l’endroit où on vit ou celui qui nous a formés», dit-il. C’est à la fin du Covid, lors d’une résidence d’écriture en Suisse, deux semaines perché dans une cabine blanche avec vue sur la nature, qu’il a décidé que Bournville, la ville natale de sa mère, baignée dans les effluves de l’usine de chocolat Cadbury, serait l’épicentre de son nouveau roman. «C’est un portrait très fidèle de ma famille», explique l’auteur. Janet Coe s’est muée en Mary Lamb que l’on suit de l’enfance jusqu’à ses derniers moments sous cloche pandémique.
Et comme le personnage de Peter, l’un de ses trois fils, Jonathan Coe l’appelait tous les jours. Sans rien avoir à lui dire. «Nous n’avions pas grand-chose en commun», dit-il en souriant. Janet Coe lisait des romans à l’eau de rose ou d’espionnage, elle n’écoutait pas la même musique, n’avait pas de position politique forte. «Tout change et tout reste pareil», a-t-elle pu dire à l’instar de Mary Lamb. «A chaque nouveau livre, tandis que son fils était absorbé par l’écriture, elle lui posait cette même question, la seule qui valait à ses yeux : “Est-ce qu’il y a une fin heureuse ?”» Une fois n’est pas coutume, lorsqu’il a terminé Billy Wilder et moi – ode au célèbre cinéaste – Jonathan Coe a enfin pu dire : «Oui.»
La dernière fois qu’ils se sont vus, ils sont restés quatre heures dans le jardin à papoter en buvant du thé. Janet Coe a posé un Cream Egg de chez Cadbury à côté de sa tasse, car «celui qui est lassé du chocolat l’est aussi de la vie». Elle est morte quelques heures plus tard, au cours d’une nuit de solitude et de douleur, les médecins l’ayant renvoyée chez elle après avoir diagnostiqué «une vilaine infection». Par la fenêtre de sa maison, deux de ses fils, n’ayant pas le droit d’entrer à cause du virus, la verront souffrir, impuissants. Elle n’a jamais pu lire le roman de sa vie. C’est après sa mort que Jonathan Coe a découvert cette grande malle dans le grenier contenant des photos et des journaux intimes noircis de ses souvenirs entre 1940 et 1950. Et il a entendu la «voix écrite» de sa mère. «Ça m’a rapproché d’elle d’une façon que je n’avais pas imaginée. Je ne suis pas un historien mais ce que je sais le mieux faire, c’est raconter une histoire intime, émotionnelle.» Ses enfants, eux, ne lisent pas ses livres ou alors commencent juste. «Ils étaient terrifiés. C’est compréhensible. Qui veut lire dans l’âme de son père ?»
La «voix écrite» n’est pas qu’une expression tant Jonathan Coe «entend le monde plus qu’il ne le voit». Ses personnages ne font jamais l’objet de grandes descriptions physiques, ils sont davantage dépeints par une petite mélodie. Est-ce parce que lui-même n’imprime pas les visages ? Il souffre de cette affection rare qui porte un joli nom : la prosopagnosie. Autrement dit, il ne reconnaît pas les traits d’une personne. «C’est un de mes points communs avec Brad Pitt !» plaisante-t-il. Forcément, la musique occupe une grande partie de sa vie. Il y a deux ans, il a même composé du «jazz mélodique», puis l’a joué à l’un de ses amis italiens qui a un orchestre. «Cet ami a organisé un concert dans un château de Milan. Quand je suis arrivé, je lui ai demandé où je m’asseyais. Il a désigné le siège du piano électrique.» Ni une ni deux, Jonathan Coe s’est retrouvé en tournée. Il aimerait bien venir jouer en France «même si vingt musiciens, c’est compliqué à déplacer». On l’imagine à l’avenir face à une nuée de journalistes qui défilent dans un joli jardin, avec son dernier album entre les mains.
1961 Naissance à Birmingham.
1994 Testament à l’anglaise.
2022 Le Royaume désuni.
(Mise à jour: précision sur le titre de la trilogie.)
par Julie Brafman