Trois anciens membres de l’administration Trump au Proche-Orient publient leurs mémoires, dressant en filigrane le bilan de l’ancien président sur le conflit israëlo-palestinien.
Le 22 novembre 2016, élu président, Donald J. Trump déclara qu’il comptait conclure « l’accord du siècle », le fameux « Ultimate Deal », pour mettre un terme « à ce conflit qui ne cesse jamais » au Moyen-Orient. Personne, bien entendu, pas même Trump lui-même, ne connaissait le contenu de cet accord… Il dépêcha une troïka censée l’imaginer et le conclure, composée de Jared Kushner, son gendre, et des avocats David Friedman et Jason Greenblatt, tous trois juifs orthodoxes et dépourvus d’expérience en matière de relations internationales.
Pendant plusieurs années, au moins jusqu’en 2019, l’administration Trump tâtonna pour dessiner les contours de l’accord. Dans ses Mémoires, Jared Kushner parle même d’un « moment Eurêka », en février 2019, alors qu’il était en visite au sultanat d’Oman, où il comprit que, pour parvenir à la paix, il fallait emprunter une voie radicalement nouvelle : découpler le conflit israélo-palestinien du conflit israélo-arabe.
Fut d’emblée connue, en revanche, la méthode qui serait employée : prendre résolument le parti d’Israël. C’en était fini du temps où, comme sous la présidence de Clinton, par exemple, les Etats-Unis entendaient assumer la posture de « courtiers honnêtes » (honest brokers). Bien au contraire. Désormais, les Etats-Unis envoyaient comme diplomates au Moyen-Orient, littéralement, des avocats, et même des avocats au service d’Israël !
Des avocats dépourvus d’expérience
Le nouvel ambassadeur à Tel-Aviv choisi par Trump, David Friedman, en est la parfaite illustration. Né en 1958, fils de rabbin, Friedman est un juif orthodoxe. Diplômé de l’université Columbia et de la faculté de droit de NYU, il est avocat spécialisé dans les faillites. C’est un proche soutien du mouvement des colons israéliens. Très rapidement, Friedman expliqua qu’il comptait régler le conflit israélo-arabe comme une sorte de liquidation judiciaire. ,
D’un côté, un créancier, l’Etat hébreu, avec un gouvernement stable, la seule démocratie du Moyen-Orient, une économie robuste. De l’autre une entité faillie : les Palestiniens, avec leurs dirigeants corrompus, leur économie chroniquement sinistrée et leur instabilité. Cette partie affaiblie ne pouvait prétendre traiter sur un pied d’égalité avec la partie forte.
Le nouveau président nomma Jason Greenblatt au poste de représentant spécial pour les négociations internationales, un autre de ses principaux avocats depuis 1997. Lui aussi juif orthodoxe, résidant dans le New Jersey, Greenblatt est un descendant de réfugiés hongrois, diplômé de la Yeshiva University de New York. Il a affirmé que les colonies n’étaient pas un obstacle à la poursuite de la paix. Né en 1967, Greenblatt a lui-même fréquenté une yechiva dans le bloc de colonies de Gush Etzion dans les années 1980. En outre, il a proclamé que non seulement Jérusalem est la capitale de l’Etat hébreu, mais que l’indivisibilité de la ville est essentielle à la sécurité de ses citoyens quelles que soient leurs convictions religieuses.
Le troisième homme chargé par le président de parvenir à « l’accord du siècle », le chef de file des efforts diplomatiques américains au Moyen-Orient n’était autre que son propre gendre, Jared Kushner, lui aussi un juif orthodoxe. Issu, comme Trump, d’une prospère famille de promoteurs immobiliers new-yorkais, promoteur lui-même, Kushner était, comme Friedman et Greenblatt, absolument dépourvu de la moindre expérience en matière de relations internationales. En 2009, il a épousé l’enfant chérie de Trump, Ivanka, qui s’est convertie la même année au judaïsme orthodoxe.
Coup sur coup, les trois hommes viennent de publier leurs Mémoires : Jared Kushner, Breaking History. A White House Memoir (New York Broadside Books, 2022) ; David Friedman , Sledgehammer. How Breaking with the Past Brought Peace to the Middle East (New York, Broadside Books, 2022) ; Jason Greenblatt, In the Path of Abraham. How Donald Trump Made Peace in the Middle East and How to Stop Biden from Unmaking It (New York, Post Hill Press, 2022).
C’est Jared Kushner qui, en 2017, convainquit son beau-père d’effectuer son premier déplacement international au Moyen-Orient, avec une première étape en Arabie saoudite, où l’accueil fut somptueux. Avec l’assentiment du roi Salmane, les Etats-Unis obtinrent pour Air Force One l’autorisation, symbolique, d’effectuer un vol direct, inédit, entre le royaume et Israël. Après avoir rencontré le Premier ministre Netanyahou, le président Trump s’entretint avec le président de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, à Ramallah. Cependant, il apparut rapidement qu’entre les Américains et lui, il n’y aurait qu’un dialogue de sourds. La position de la troïka était tranchée. Pour Greenblatt en particulier, l’Etat dont rêvent les Palestiniens n’est, justement, que cela : une chimère, sans plus aucun lien avec la réalité. A plusieurs reprises, il a même avancé l’idée que les dirigeants palestiniens, corrompus et ayant développé un syndrome de dépendance aigu aux subventions et à l’aide internationale, ne veulent, en vérité, pas d’un Etat avec les obligations de gestion qui en résulteraient. Ils préféreraient, selon lui, le statu quo.
« Trancher le noeud gordien »
A l’instigation de Friedman, notamment, les Etats-Unis prirent une série de mesures favorables à Israël : transfert de leur ambassade à Tel-Aviv (en mai 2018, soit le même mois où Trump décida de sortir de l’accord sur le nucléaire iranien, le JCPOA) ; reconnaissance de la souveraineté israélienne sur le Golan ; reconnaissance de la légalité de certaines colonies israéliennes en Cisjordanie. Le 28 janvier 2020, le plan de paix que les Etats-Unis publièrent, assorti, chose rare, d’une « carte conceptuelle », était aussi très favorable à Israël. Même s’il était accompagné par un volet économique, chiffré à 50 milliards de dollars, et censé être un « Plan Marshall » profitant en premier lieu aux Palestiniens – à en croire la troïka des « hommes du président ».
L’essentiel, en réalité, était ailleurs. Selon les termes de Greenblatt, les Etats-Unis entendaient « trancher le noeud gordien ». Plutôt que de rechercher coûte que coûte une solution de paix interne au Proche-Orient, entre Israéliens et Palestiniens, ce qui relevait probablement de la quadrature du cercle, n’était-il pas plus judicieux de rechercher une paix venue de l’extérieur ? « Could peace be built from the outside in ? », selon les mots de David Friedman, en élargissant la focale et en favorisant l’établissement d’une paix entre Israël et les pays du Golfe ?
Les Emirats arabes unis et l’Arabie saoudite avaient accueilli favorablement le plan de paix israélo-palestinien des Américains, dans son double volet économique et politique. Il leur permettait de poursuivre un autre but : la normalisation de leurs relations avec Israël, tout en prétendant ne pas se désintéresser du sort des Palestiniens. Car une dynamique a été créée par les craintes suscitées dans les pays arabes du Golfe par le JCPOA de 2015 et la mise en place par l’Iran d’un « Axe de résistance » qui traverse l’Iraq, la Syrie, et va jusqu’au Liban depuis l’Iran.
D’une part, en créant une très forte instabilité en Egypte, et encore plus en Syrie, les Printemps arabes ont fait basculer le centre de gravité du monde arabe vers les Etats du Golfe. D’autre part, ces derniers Etats, alliés pour la plupart aux Etats-Unis, ont compris qu’ils faisaient face à une pluralité de menaces : Frères musulmans et autres groupes islamistes ; nécessité de transformations économiques et politiques en raison des demandes populaires ; menace iranienne ; et même crainte que le « pivot vers l’Asie » opéré par les Etats-Unis d’Obama ne se solde par un désengagement américain du Moyen-Orient.
Alliance contre l’Iran et même la Chine
En toute logique, les Etats arabes du Golfe ont donc recherché de nouveaux alliés. Et ils trouvèrent alors en Israël, l’ennemi d’hier, avec sa puissance militaire et son économie prospère, un potentiel nouvel ami. Et ils les trouvèrent grâce à l’entremise des Américains, soucieux de créer au Moyen-Orient une paix israélo-arabe en forme d’alliance contre l’Iran et même la Chine.
Le 15 septembre 2020, à la Maison-Blanche, en présence du Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou et des ministres des Affaires étrangères des Emirats arabes unis et du Bahreïn, respectivement Abdullah Bin Zayed (le frère du prince héritier Mohammed Ben Zayed, surnommé MBZ), et Abdullatif bin Rashid al-Zayani, Donald J. Trump présida à la signature de textes courts mais historiques. Sous le nom d' »Accords d’Abraham », l’Etat hébreu et les deux pays arabes du Golfe persique établirent des relations diplomatiques complètes. Jusqu’alors, seules l’Egypte, en 1979, et la Jordanie, en 1994, avaient franchi ce pas.
Les avantages économiques des Accords d’Abraham se font d’ores et déjà sentir : plus d’un milliard de dollars d’échanges commerciaux entre les Emirats arabes unis (EAU) et l’Etat hébreu en 2021, contre 180 millions l’année précédente. Selon la RAND Corporation, ces accords pourraient augmenter le PNB des pays partenaires de 2 à 3 %. Le 31 mai 2022, par ailleurs, les EAU et Israël ont signé un nouvel accord historique, de libre-échange cette fois.
Les avantages militaires sont aussi palpables. Peu après la signature des Accords, Israël a été ajouté par les Etats-Unis au CentCom, le Commandement militaire central pour le Moyen-Orient. Cela signifie que l’Etat hébreu participe désormais à des manœuvres militaires aux côtés des marines de guerre des Emirats ou du Bahreïn. Réciproquement, l’armée de l’air émiratie (lourdement équipée par l’US Air Force, dont des F-35) participe à des exercices militaires israéliens.