Dans son film le plus intime, à la fois tragédie et récit d’apprentissage, James Gray brosse un portrait saisissant et cruel de son pays du début des années 80 à travers celui d’une famille juive qui ressemble à la sienne.
On se tromperait à lire le titre du plus autobiographique des films de James Gray, celui qui se rapproche au plus proche de la chronique, comme une antiphrase. Outre la référence au standard reggae du (presque) même titre, dont la version de The Clash vient illustrer quelques-unes de ses transitions, Armageddon Time fait la peinture d’un champ de bataille. Celui sociétal, à bas bruit, qui a fait chavirer pour de bon la nation américaine à l’aube des eighties, et l’élection de Reagan, pour aboutir au schisme politique qui menace chaque seconde, quarante ans plus tard, le pays d’un embrasement dont personne ne sortirait libéré. C’est ce qui explique sans doute le tsunami émotionnel que soulève ce film aux enjeux, en apparence, puissamment resserrés. On y suit, sanglé au corps et au visage préado du débutant Banks Repeta, un avatar évident de Gray lui-même, alors qu’il s’approche des événements historiques, minuscules et colossaux (le philosophe Timothy Morton parlerait d’un «hyperobjet»), qui vont le faire passer de l’autre côté de l’existence, là où plus rien n’est tout à fait tangible, et où la justice quitte définitivement le cœur pour s’échapper vers le champ du religieux ou du politique.
Entre coups de ceinture et lamentation
Aux prémices de son apocalypse, Paul Graff zone au collège. Il expérimente avec son désir, le goût du risque, la patience de ceux qui l’entourent. Il est juif, ni riche ni pauvre, fils d’un plombier et d’une femme engagée dans la vie politique de son quartier, petit-fils d’exilés des pogroms en Ukraine dont les récits, lointains, n’existent à ses oreilles que comme une petite musique melankholish qui enivre aux repas de famille. A travers son amitié avec Johnny, gamin noir comme condamné de naissance à la pire des vies, Paul va donc changer, et se précipiter vers sa première apocalypse en toute confusion, mais avec une spectaculaire ténacité. Au grand dam d’Irving et Esther, ses parents (Jeremy Strong et Anne Hathaway), tout aussi paumés pour tout dire, entre coups de ceinture et lamentation ; aussi celui de son grand-père adoré, mensch aimant (Anthony Hopkins, œil triste et yiddish plausible), socialiste, forcé de tout trahir ou presque pour sauver, pense-t-il, le petit dernier, en l’envoyant de force dans un collège privé, administré – il n’y a pas de hasard (ou plutôt si, à en croire les sources véridiques de l’histoire) – par Fred Trump, père de Donald.
Reconstitution vibrante
L’issue de l’histoire est à la fois attendue et inopinée, dans le sens où Armageddon Time, à l’échelle du récit d’apprentissage, est une tragédie. Mais Gray nous fascine à envoyer son héros vers le pire si prestement, et avec une si vigoureuse cruauté (celle qu’il s’impose à lui-même, c’est une évidence). Cruauté qui n’épargne aucun des personnages, dont aucun n’est sauvé, du point de vue idéologique, de cette très grande petite tragédie américaine. Tous sont pardonnés, aimés pourtant, par la grâce du regard que nous invite à porter sur eux le cinéaste, à travers le prisme de la reconstitution, vibrante, et de la lumière, jaune et chaude, sculptée avec Darius Khondji. Sa nostalgie est la nôtre, se fichant de l’indécence à opérer même sur les plus immoraux de nos actes et décisions, et sur les pires moments de l’histoire, réunis en un seul geste de cinéma sublime, humaniste et désespéré. «A lot of people won’t get justice tonight», chantait The Clash ; ce qui n’a jamais empêché personne de vivre malgré tout.
James Gray : «J’ai fait un film comme une machine à remonter le temps»
De passage à Paris, le cinéaste prompt à se livrer évoque son retour à un cinéma plus personnel, la mélancolie qui découle d’un «film de fantômes» et la notion de compromission morale, au cœur d’«Armageddon Time».
Est-ce l’expérience d’Ad Astra qui vous a donné envie de revenir à une échelle de production plus modeste ?
C’était une manière de contrôler le cadre de travail, pour m’y exprimer le plus personnellement possible, sans interférences. J’ai été très triste après Ad Astra, car le film m’a été confisqué. C’est étrange quand le film que vous avez écrit cesse d’être le vôtre, après avoir eu le «final cut» pendant des années. Des voix plus importantes m’ont fait perdre la bataille, et je suis tombé en désamour de cette manière de faire des films. Je me suis évadé de ce burn-out en octobre 2019, en montant l’opéra les Noces de Figaro en France. Puis il y a eu le confinement. Je tournais dans mon appartement, mon esprit s’est égaré du côté des souvenirs d’enfance, et j’ai pensé à ce que cette période des années 80 représentait pour moi. Mon père n’était pas encore mort, mais cela me rendait déjà très mélancolique – tous les gens dans le film ne sont plus là, à l’exception de mon frère. C’était donc une histoire de fantômes.
Vous faites un portrait très coupable de l’enfant que vous étiez à 12 ans, inconscient de mener son meilleur ami à sa perte, des déterminismes sociaux, du racisme ordinaire… Un moyen d’expier votre naïveté de l’époque ?
Je n’essaye pas d’expier quoi que ce soit, je pense au contraire devenir plus stupide avec l’âge. Je traverse des périodes de grande dépression parce que je n’ai pas de prise sur les choses. Enfant, on pense qu’on a toutes les réponses, on se croit si malin. J’ai dit des choses odieuses à mes parents, j’ai été grossier et cruel à l’école. J’ai appris depuis mais je ne suis pas plus sage, personne ne l’est. Tout à l’heure, je vous ai complimentée sur vos baskets. Mais je pourrais vous demander : où ont-elles été fabriquées ? Vous le savez ? Peut-être dans un endroit qui vous compromet moralement… On vit nos vies dans cette compromission. Il me reste l’art pour tenter de la comprendre, sans position de supériorité. Tourner avec des enfants m’a aidé à comprendre combien le film est travaillé par une dissonance cognitive. Le monde est complexe, violent, et ils y sont particulièrement vulnérables, sans être innocents. Certaines scènes les mettaient dans un état de confusion extrême. Le personnage d’Anthony Hopkins dit à son petit-fils : «Tu dois t’intégrer dans ta nouvelle école.» Puis, la scène d’après : «Sois un mensch» [un homme intègre, ndlr]. D’un côté, fonds-toi dans la masse, abandonne ton copain. De l’autre, sois quelqu’un de bien. Et cet homme est un dieu pour le gamin !
On lit dans la presse américaine que le sujet du film est le privilège blanc. Cette grille de lecture ne semble-t-elle pas trop univoque ? Paul vient d’une famille d’immigrés juifs ayant fui les pogroms d’Europe de l’Est…
Vous savez, mon pays est vraiment paumé en ce moment. Pour moi, c’est une manière très simpliste, et oserais-je dire stupide de regarder le film, en le réduisant à un mot à la mode ou à un tweet. Bien sûr, que cela parle de privilèges. Mais mon père réparait les chaudières des gens. Il ne comprendrait pas de quels privilèges on parle. Est-il question de privilège blanc ? Non. Et à la fois, oui, dès l’instant où ce flic le reconnaît, et décide de lui faire une fleur, il est privilégié. OK, c’est un homme blanc, mais juif, il y a une nuance et même une hiérarchie, rien n’est clair. Le privilège touche sa limite dès que Fred Trump demande à un adolescent : «Quel est ton vrai nom ? Greizerstein ? Ah, en effet, tu as bien fait de le changer.»
Saviez-vous d’emblée que vous vouliez intégrer la famille Trump dans le film ?
Je suis un fan d’Amarcord de Fellini, où le culte de la personnalité de Mussolini est central pour les écoliers. J’ai senti qu’aux Etats-Unis, quelque chose de similaire se rapportait aux Trump. Le discours que nous a tenu sa sœur au collège a vraiment eu lieu. Une personne née dans des circonstances idéales est persuadée de s’être faite elle-même. Même enfant, je me rappelle m’être dit : «Tu pèses un milliard de dollars, de quoi tu me parles ?»
On vous a rarement vu laisser une place si grande à l’humour et à une candeur sentimentale. Vous trouviez que cela manquait à vos précédents films ?
Oui, je trouvais que c’était une immense lacune… Sans parler de froideur, il y a dans mon travail un certain tempérament ashkénaze que j’ai voulu réchauffer. Mon environnement familial était bruyant, blagueur et complètement cinglé. Les dîners étaient hors de contrôle, mon père passait son temps à dire : «Bouclez-la, asseyez-vous !» Dans le film, Jeremy Strong combine une imitation de moi et de mon père, que j’avais filmé en train de répondre à un questionnaire de Proust. Il a regardé la vidéo en boucle. Ramener ces petits morceaux de temps perdu est une folie pure de l’ego. J’ai fait un film comme une machine à remonter le temps, c’est la chose la plus proche que l’on ait de la résurrection. Cette époque semble distante aujourd’hui, elle s’évanouit. Je n’arrive plus à revoir ma mère en bonne santé, seulement mourante. Je pense souvent à ce passage à la fin de Du côté de chez Swann, à propos des lieux du passé que l’on croit si permanents et qui finissent par s’effacer. C’est pourquoi je montre des pièces vides à la fin du film : le salon, la salle à manger, l’école…
Le récit que vous faites de vos frustrations de cinéaste vous prête parfois des traits d’artiste maudit…
Je ne me suis jamais considéré comme maudit, je suis incroyablement chanceux. Je n’ai pas eu à vendre mon âme au diable, ni à faire un seul film pour l’argent. Tout aurait été différent si j’avais commencé aujourd’hui. Il n’y a plus vraiment d’économie de la salle aux Etats-Unis, se lancer revient à dire que l’on veut être expert en machine à vapeur. Le cinéma a non seulement perdu sa place centrale dans le cœur de la jeunesse et de la culture, mais nous n’avons pas trouvé de système où l’intégrité est récompensée. Il aurait fallu s’engager il y a vingt-cinq ans en faveur d’un cinéma qui continuerait à intéresser les adultes. Deux ans et demi de pandémie n’ont pas dégoûté les gens du canapé : c’est l’inverse, bientôt ils ne feront plus qu’un avec les coussins. C’est un autre monde pour le cinéma. Peut-être apportera-t-il des choses, des métiers qui n’existent pas encore, qui sait ? Mes enfants seront là pour les voir.