Leur démarche est encore rare, et courageuse. À l’occasion d’un des apéros parisiens qu’ils organisent, nous avons pu rencontrer de jeunes apostats, « ex-musulmans » qui commencent à se structurer en association en France. Certains d’entre eux ont été marqués par leur passage par un islam radical ou par des expériences difficiles liées à la religion, et ont eu besoin de s’éloigner tout aussi radicalement de leur religion, qu’ils critiquent parfois de manière très virulente.
Nous sommes en reportage à Cologne, en août, lors du grand rassemblement d’athées Celebrating Dissent, lorsque l’on entend parler français dans le public. C’est un jeune trentenaire, qui vient de la région parisienne, ex-musulman, qui se fait appeler Momo. Il est à l’origine d’un réseau d’apostats français et a créé le podcast « Apostats islam », pour donner la parole à plusieurs d’entre eux. Il en est déjà à son 50e épisode. « Le podcast où l’on doute de tout ce que l’on prenait auparavant pour certain. Nous avons été victimes de cette aliénation, à une période où nous n’avions pas les armes intellectuelles pour nous en prémunir. Aujourd’hui sonne l’heure de la contre-attaque ! » écrit-il en présentation. Momo a grandi dans le 93, père marocain et musulman, mère française convertie à l’islam, qui a « apostasié » elle-même quelques années après, nous dit-il. Un jour, son père se doute de quelque chose, et vient lui demander : « Ta mère, elle n’aurait pas bu de l’alcool chez ta grand-mère ? » Lui, du haut de ses 10 ans, « terrifié » par son père, a peur de lui mentir, et répond que oui. « Mon père a alors tabassé ma mère. Je me souviens, elle avait des bleus sur les cuisses », raconte-t-il dans un de ses premiers podcasts, où il témoigne de son parcours. Cette histoire le hante, mais c’est beaucoup plus tard, au fur et à mesure de ses lectures, qu’il commence à douter, et, vers 27 ans, il prend ses distances avec la religion. Il découvre un forum Internet d’apostats musulmans, mais en est un peu déçu : « Beaucoup avaient un discours de haine envers l’islam », déplore-t-il. Il continue ses recherches : « L’histoire des vierges au paradis pour le djihad, je pensais que c’était pour se moquer de l’islam, puis j’ai réalisé que cela figure bien dans le Coran. » Peu à peu, il se dit « apostat ». Le plus difficile, au début, c’est de penser : « Tous ces sacrifices, toute cette espérance que j’ai eue, je me suis trompé ! Il faut aussi accepter que, potentiellement, on vive une sorte de mort sociale auprès de sa famille, de certains amis. »
Pour se retrouver entre ex-musulmans, justement, Momo a lancé un groupe sur Discord, plateforme de messagerie très cryptée, qui rassemblerait, selon lui, quelques milliers d’apostats francophones, dont la plupart sont français, quelques-uns belges, canadiens ou originaires d’Afrique. En France, le réseau des apostats est peu coordonné, contrairement à ce qui se passe dans d’autres pays. « On a dix ans de retard sur l’Angleterre », déplore Momo. Dans ce pays, il existe effectivement le Council of Ex-Muslims of Britain (CEMB), lancé par Maryam Namazie, qui a fui l’Iran des mollahs. Avec d’autres, Momo envisage, lui aussi, de créer une association d’apostats français. D’autres structures avaient été lancées précédemment, mais étaient restées des coquilles vides.
Parmi les membres du groupe Discord, quelques-uns se retrouvent régulièrement pour des apéros dans Paris, manière pour eux de ne pas se sentir isolés. « Notre objectif : normaliser l’apostasie », expliquent-ils. Et ce d’autant que, d’après un sondage pour l’Institut Montaigne datant de 2016, ils seraient 15 % de la population musulmane en France à être « sortis » de leur religion. « Près de 1 million de Français dont on ne parle pas, ce n’est pas rien », souligne Momo. Tous témoignent sous pseudo, tant ils ont peur des représailles de leur famille ou d’être menacés, puisque être apostat est puni de mort, selon les textes de l’islam. « Même en France, vous vous sentez menacés ? » s’enquiert-on. « Oui, tous les textes de l’islam s’accordent à dire que l’apostasie est passible de mort. Et l’attaque contre Salman Rushdie nous a montré que le risque est partout. »
Autour de quelques bières, il y a des chercheurs, un prof d’histoire, un employé de banque, des étudiants, ils ont entre 20 et 40 ans. Il y a deux types d’apostats, nous explique-t-on : ceux qui étaient déjà peu croyants au départ ; et ceux qui ont quitté l’islam après y avoir adhéré une partie de leur vie, puis s’en être éloignés à la suite de recherches sur leur religion. Pour ceux-là, se dire apostat est presque une nécessité : « Quand on a eu une lecture littérale de l’islam, on ne peut plus du tout y adhérer », nous raconte une femme de 36 ans (de parents soixante-huitards, précise-t-elle), au parcours difficile, convertie très jeune et ayant vécu une période salafiste, avant de tout envoyer balader. Momo explique être lui-même passé par une phase de « haine de l’islam, comme [s’il avait] été trompé ».
Lors de cet apéro, on rencontre aussi Ibrahim, 33 ans. Né dans une famille musulmane, il nous raconte qu’il était « à l’apogée de sa foi » au lycée. « J’avais été approché par un prédicateur salafiste, dans le 93, où j’habitais. J’ai même imposé le halal à la maison ! Je voulais mettre en application les hadiths. » C’est en poursuivant des études, un master de chimie, qu’il prend ses distances avec la religion. « J’ai appris la théorie de l’évolution, mais au début, je la considérais comme un complot : je pensais que Darwin était juif et qu’il voulait détourner les musulmans de leur religion », lâche-t-il. Puis un débat sur la chaîne communautaire OummaTV, entre des créationnistes et un scientifique qui défend la théorie de l’évolution, commence à le convaincre. Dans son parcours, la chaîne YouTube Hygiène mentale l’a aussi influencé. C’est une chaîne consacrée à la zététique, une discipline qui consiste à apprendre à douter, à appliquer le scepticisme. Le jeune homme poursuit son histoire : c’est après l’attentat contre Charlie qu’il prend de plus en plus ses distances. « C’est comme une « exponentielle », dit l’habitué du vocabulaire scientifique. Je doutais de plus en plus. » Jusqu’à se définir comme apostat. « La difficulté, c’est que l’islam entre dans tous les aspects de ta vie. Tous les gestes du quotidien. Quand tu te réveilles, quand tu manges, et presque quand tu te brosses les dents. » Maintenant, il nous dit : « Le Coran, ce n’est pas la parole d’un Dieu, c’est la parole d’un humain. Pourquoi un Dieu surpuissant a-t-il besoin de mettre tant de pression pour qu’on croie en lui ? » Impossible pour lui de le révéler à sa famille. Lors d’une réunion de famille, son frère a déjà annoncé sa conversion au catholicisme, qu’il a effectuée pour sa femme, ça s’est très mal passé. « Mon beau-père est venu pour lui intimer l’ordre de revenir dans la religion musulmane. Tu te reconvertis tout de suite », a-t-il exigé.
Ibrahim est devenu un « accueillant » pour le groupe Discord, c’est-à-dire une sorte de modérateur. Pour entrer dans ce groupe, les organisateurs ont multiplié les sécurités, pour s’assurer de ne pas être trollés par des gens malveillants, voire menacés. Le groupe a donc mis en place une sorte de mot de passe oral, qui n’est autre que la profession de foi des musulmans, mais niée. Ce qui donne : « J’atteste qu’Allah n’existe pas et que Muhammad n’est pas un prophète. » « Seul un apostat peut dire cela », souligne Ibrahim.
Parmi les participants, une jeune Belge de 22 ans. Elle a commencé à douter il y a deux ans, interpellée par certains propos de l’islam concernant les femmes et les personnes LGBT. « Pourquoi mes amis homos devraient-ils aller en enfer ? Je suis féministe, pourquoi ma mère devrait-elle se voiler et pas mon père ? » se demande-t-elle. Le déclic se produit quand elle lit le Coran. « Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais, on m’avait dit que quand on le lisait, on avait une sorte de révélation. En fait, c’est très chaotique, il n’y a que des passages sexistes, des menaces d’aller en enfer. Les passages sur les femmes, je me suis dit : « Je ne peux pas. » » Un autre élément achève de la convaincre : « Le Coran assure que la Terre est plate, alors qu’on a coutume de dire qu’il y a des miracles scientifiques dans le Coran, c’est-à-dire que le Coran contiendrait des connaissances scientifiques que l’on ne pouvait pas connaître à l’époque où il avait été écrit… Si j’avais su ça ! »
Parmi les participants, un jeune homme de 30 ans, chercheur, qui ne nous donne que l’initiale de son prénom, O., de parents originaires de Turquie. Sa famille est très pratiquante, elle lui interdisait d’être ami avec des non-musulmans. Assez jeune, il se détourne de la religion. Ses propos sont aussi très violents envers l’islam, qu’il qualifie de « secte ». « L’islam est comme une secte, car cette religion met en place plusieurs strates d’endoctrinement et ne permet pas de douter. » Dans son parcours, il nous explique avoir dû faire la différence entre sa culture d’origine et sa religion. « J’ai compris que je pouvais dissocier les deux. Par exemple, je conserve de ma culture turque la cuisine et l’accueil des invités ! »
Au cours de la discussion, certains évoquent Majid Oukacha, un apostat youtubeur. Mais ils sont plusieurs à le trouver « trop cash ». « Il n’est pas assez pédagogue pour convaincre des musulmans qui se poseraient des questions », souligne Ibrahim. Oukacha est en effet controversé, il avait d’ailleurs collaboré au journal d’extrême droite Valeurs actuelles. Momo reconnaît malgré tout qu’ils ont une « dette morale envers lui ». « C’est le premier youtubeur apostat à s’être exposé publiquement », dit-il, tout en déplorant « un ton condescendant envers les musulmans ».
La discussion part sur le rôle de la gauche. Plusieurs en veulent aux partis politiques de gauche de ne pas aborder la question de l’apostasie, « alors que c’est dans l’ADN de la gauche de critiquer la religion », insiste la jeune Belge. Ce groupe de jeunes apostats suscite en revanche des volontés de récupération de la part de l’extrême droite. Ainsi, l’identitaire Damien Rieu a essayé de les approcher. « Je suis prêt à débattre avec tout le monde, mais pas avec lui, car on m’a dit qu’il est suprémaciste », tranche Ibrahim.
Soudain, on voit arriver deux personnes qui semblent détonner par rapport au style des autres participants, qui est plutôt cool, sweat à capuche…, une femme et un homme dont on qualifiera le look de « versaillais ». En discutant avec eux, on découvre qu’ils font partie de Mission Ismérie, sorte d’organisation qui, sur son site Internet, se présente comme voulant « accompagner le grand mouvement de conversion de musulmans à la foi chrétienne » ! Stupeur de découvrir que les cathos sont aux aguets. « On n’est pas là pour convertir, mais pour accueillir » : subtil élément de langage. Ils s’insinuent l’air de rien dans la conversation des jeunes apostats, glissant par-ci par-là des messages de la Bible. Certains semblent sensibles à leur discours. De quoi bien illustrer l’expression « tomber de Charybde en Scylla ».
Laure Daussy