Projetée en avant-première au Festival Lumière de Lyon, cette passionnante plongée dans l’enfance du cinéaste a bouleversé les spectateurs. Nous y étions.
« Ce film, vous allez forcément l’aimer. Et si vous ne l’aimez pas, il ne faudra pas le dire ! » Le président du Festival Lumière de Lyon, Thierry Frémaux, plaisantait à moitié ce mardi 18 octobre face à une salle comble pour l’avant-première quasi mondiale de The Fabelmans, de Steven Spielberg (Les Fabelman en version française). « Et faites un maximum de bruit à la fin, parce que je dois faire un reporting à Steven après cette projection, poursuivait-il. Si l’accueil n’est pas au rendez-vous, ça sera fini les cadeaux comme cette avant-première ! »
Le studio Universal et Spielberg ont effectivement offert un cadeau en or à la manifestation lyonnaise, à son directeur général et au public français avec cette séance événement, d’autant que Les Fabelman ne sortira dans les salles hexagonales que le 25 janvier 2023. Thierry Frémaux a, au passage, grillé de vingt-quatre heures l’exclusivité au Festival du film de Rome, qui devait programmer le film mercredi 19 octobre en avant-première européenne.
Déjà projeté le 10 septembre au Festival international du film de Toronto, où il a décroché le prix du public, le 35e long métrage du réalisateur américain a provoqué la liesse chez les critiques outre-Atlantique et les murmures le placent déjà en pole position pour les prochains Oscars.
Folles idées de mises en scène
Mais alors, que vaut l’offrande ? Il serait prématuré de se livrer à une critique en détail au vu du long délai nous séparant de la sortie du film. Mais il s’agit assurément d’un spectacle spielbergien pur jus, le plus radicalement intimiste de son auteur et traversé de folles idées de mises en scène.
Le film est coécrit par Spielberg avec le célèbre dramaturge Tony Kushner (Angels in America). Le réalisateur de La Guerre des mondes (2005) ne se crédite officiellement que très rarement au scénario de ses films – il ne l’avait fait jusqu’ici que pour Rencontres du troisième type (1977) et A.I. Intelligence artificielle (2001).
L’émotion et la surprise vous saisiront, ou pas, en fonction d’indicibles ressorts très personnels, mais aussi de votre connaissance de la biographie de Steven Spielberg. Les Fabelman est en effet au réalisateur de E.T., l’extraterrestre (1982) ce que Belfast fut à Kenneth Branagh en 2021, ou le prochain Armageddon Time à James Gray : une lettre d’amour à son enfance.
Les Fabelman suit l’itinéraire doux-amer d’une famille juive modeste, aux racines d’Europe centrale, dans l’Amérique de l’aube des années 1950 jusqu’au crépuscule des sixties. Un clan heureux et a priori soudé : la mère pianiste, Mitzi (Michelle Williams), le père informaticien, Burt (Paul Dano), et leurs quatre enfants : l’aîné, Sammy (Gabriel LaBelle qui joue le personnage de Steven Spielberg), et ses trois sœurs, Reggie (Julia Butters), Natalie (Keeley Karsten) et Lisa (Sophia Kopera).
Au fil de ses 2 h 30, Les Fabelman se concentre sur le point de vue de Spielberg, depuis sa première expérience de spectateur de cinéma, à l’âge de 7 ans, jusqu’à ses tout premiers pas – littéralement – dans un bureau à Hollywood, au début de ses études, prélude à son envol comme réalisateur de télévision puis à sa consécration au cinéma.
Fréquentes crises d’angoisse
La fabuleuse séquence d’ouverture pose la première pierre : face à l’écran géant projetant Sous le plus grand chapiteau du monde (1952), de Cecil B. De Mille, à la séance duquel ses parents l’ont traîné, les yeux de Sammy s’écarquillent d’effroi et de fascination pour l’incroyable scène du film où un train percute de plein fouet une voiture sur la voie. L’obsession du gamin (incarné à ce moment du film par Mateo Zoryon Francis-DeFord) pour la lanterne magique ne le quittera plus.
Il n’aura de cesse de reproduire la catastrophe en miniature, bientôt sous le viseur de sa toute première caméra. À mesure qu’il approche de ses 18 ans, Sammy nourrit sa passion à coups de courts métrages tournés via son Arriflex 16 mm avec les moyens du bord et des figurants recrutés chez ses amis scouts. Ici, un western sous influence de John Ford (son idole), là un film de guerre, ancêtre d’Il faut sauver le soldat Ryan… »
Dans sa chambre, les affiches de ses films fétiches (Ben-Hur, Spartacus…) et, bientôt, un banc de montage offert par son père, brillant ingénieur chez General Electric. Rongé par de fréquentes crises d’angoisse, Sammy vit mal les déménagements incessants d’un État à l’autre, suscités par les changements de poste de Burt. Ses fictions, son lien viscéral à l’imaginaire via l’objectif, seront autant sa planche de salut que la source de ses tourments.
Trois thèmes essentiels, tous captivants et personnels, structurent cette épopée intime : le pouvoir incommensurable de l’art en général, et du 7e en particulier ; l’antisémitisme le plus crasse vécu par le jeune homme au lycée ; l’irréparable cassure du divorce de ses parents. Trois veines nourricières de la quasi-totalité de son cinéma, abordées ici avec son proverbial sens du merveilleux, qu’on se gardera bien de détailler – nous y reviendrons à la sortie en salle du film.
Rage sourde et puzzle mental
Petit bémol : la vie de Steven Spielberg ayant déjà été largement documentée depuis tant d’années au gré de ses interviews, de nombreux livres et du très complet documentaire Spielberg, de Susan Lacy (2017), Les Fabelman ressemble parfois à une version concentrée-romancée-repackagée des grandes étapes de la jeunesse du cinéaste. La relative absence de surprise de cette curieuse expérience hyper-introspective parasite un peu son pouvoir émotionnel, au profit d’un exercice plus cérébral de décryptage de la psyché chaotique du mythique Wonder Boy du grand écran – son surnom dans les années 1980.
Spielberg est partout dans Les Fabelman, peut-être trop, jusque dans la façon dont il sculpte, à son image, le jeune Gabriel LaBelle vers le dernier acte. Mais après tout, entre deux blockbusters de super-héros manufacturés sans vie, on ne se plaindra pas que Hollywood laisse encore de la place à des élégies aussi personnelles et cousues main.
Sous les apparences d’une chronique familiale tendre et nostalgique, Les Fabelman cache de fascinants éclairs de colère, une rage sourde de l’auteur contre les cicatrices de sa vie malgré un parcours pavé d’or, un puzzle mental dont seul son créateur détient vraiment les clés mais qu’il nous invite à explorer. C’est peut-être ce film-là qui nous passionnera encore davantage lors d’une seconde vision nécessaire, sans exclure d’être cueilli un peu plus par les sentiments.
Ce fut déjà le cas pour les spectateurs lyonnais, qui ont applaudi à tout rompre, mardi soir, au générique final. « Les films sont des rêves qu’on n’oublie jamais », murmure la touchante Mitzi à son fils prodige au début du récit. En ces temps de doutes profonds sur l’avenir des salles, ce bel aphorisme reste aussi l’une des plus vibrantes facettes des Fabelman : sa déclaration d’amour foudroyante pour cet art majeur du XXe siècle.
Les Fabelman, de Steven Spielberg (2 h 30). Sortie en salle le 25 janvier 2023.
Par Philippe Guedj