Dans sa plaidoirie, prononcée lundi, Richard Malka, l’avocat de « Charlie Hebdo », s’en prend à « l’islam sectaire, facteur de haine et de frustration ». Extraits.
Lundi soir, au palais de justice de Paris, Me Richard Malka, avocat de Charlie Hebdo, a plaidé sous les boiseries de la salle Voltaire, dans le procès en appel des attentats perpétrés entre le 7 et le 9 janvier 2015 au siège parisien du journal qu’il défend, à Montrouge et à l’Hyper Cacher de la porte de Vincennes (17 morts au total). L’ombre de Voltaire – le philosophe des Lumières qui a écrit Le Fanatisme ou Mahomet le Prophète (que plus aucun théâtre au monde n’ose aujourd’hui jouer), le défenseur de Jean Calas et du chevalier de La Barre, victimes de l’intolérance et du fanatisme religieux – plane sur cette audience où sont rejugés deux complices des frères Kouachi et d’Amedy Coulibaly.
« Lors de la première audience, j’avais évoqué les conséquences de la terreur ; les causes, je les avais à peine effleurées. Il s’agit d’un débat dangereux et complexe, et c’est là que Voltaire m’a aidé », a confié au Point Me Malka après sa plaidoirie, dont nous publions ici de larges extraits. « Quelle est cette cause qui a tué ceux dont on parle depuis plusieurs semaines, les 130 victimes du 13 novembre, les 86 victimes de Nice et des millions d’autres êtres humains depuis des siècles ? C’est l’accusé qui ne comparaîtra jamais, celui qui transforme des hommes ordinaires en criminels monstrueux. Il faut le désigner et le regarder en face : il s’appelle Religion, c’est mon accusé », a lancé l’avocat de Charlie aux sept juges composant la cour d’assises spéciale.
Comme au premier procès, où il s’était érigé en avocat de la liberté d’expression, Richard Malka a pris le parti d’ignorer les accusés. « Leur procès n’est pas le mien et je l’assume. Mon rôle, comme partie civile, est d’instruire le procès de celles qui ne seront jamais jugées : les idéologies fanatiques qui arment les bras et les cœurs », indiquait-il encore après s’être exprimé devant la cour.
Dans cette plaidoirie érudite et percutante, l’avocat de Charlie a condamné la vision la plus fermée de l’islam ; celle d’un Coran littéral et incréé « qui, malheureusement, domine aujourd’hui ». Il l’oppose aux mutazilites qui, au VIIIe siècle, plaçaient la raison au cœur de leur religion, inspirant plus tard cet « islam des Lumières » que défendent aujourd’hui les Iraniennes, ces jeunes héroïnes de la liberté.
« Et c’est dans cette salle Voltaire que, trois siècles plus tard, la tragédie qu’a connue Charlie Hebdo pour cause de critique des religions va être jugée. Monsieur le Président, mesdames et messieurs de la Cour, mesdames les avocates générales… C’est à croire à l’existence de son Grand Horloger ! Jusqu’à ce jour, malgré toutes mes interventions, je n’ai fait que plaider des conséquences de la terreur, en en effleurant la cause, parce que la cause fait peur et qu’elle est si délicate à évoquer. Voilà pourquoi plaider. Pour nommer la cause, clairement, sans circonvolutions, comme celui dont cette salle porte le nom l’aurait sûrement fait. Je n’ai pas son génie, mais, au moins, il faut essayer d’en être digne. Et pourquoi nommer la cause ? Parce que la pensée provient du langage. Si on ne nomme pas, alors on ne peut pas raisonner. Si l’on ne pose pas le diagnostic d’une maladie, on a aucune chance d’y trouver un remède. Et les massacres se poursuivront, inexorablement.
Alors quelle est cette cause qui a tué tous ceux dont on a parlé depuis six semaines, ainsi que 130 personnes [à Paris] le 13 novembre, 86 à Nice et des dizaines de millions d’autres depuis des siècles ? Elle a un nom : c’est l’accusé qui ne comparaîtra jamais alors que c’est celui qui transforme des humains ordinaires en auteurs de crimes plus monstrueux les uns que les autres, jusqu’à abattre un petit garçon de 3 ans avec une tétine dans la bouche, à bout portant, et une petite fille de 8 ans en l’attrapant par les cheveux – je parle évidemment de Mohamed Merah ; jusqu’à couper la tête d’un professeur en toute bonne conscience. Cet accusé tue indistinctement chrétiens, juifs, musulmans et athées, et pourtant il faudrait ne jamais prononcer son nom. C’est lui qui a conditionné les Kouachi à commettre leurs crimes, le 7 janvier 2015. Dans cette salle, il faut bien finir par le désigner, par le regarder en face : il s’appelle Religion. C’est mon accusé […].
Ce sont les auteurs de ces crimes eux-mêmes qui le hurlent et le scandent […]. “On a vengé le prophète Mahomet”, ont-ils répété à trois reprises après le massacre. Mais comment cela pourrait-il être plus clair ? Que nous faut-il de plus pour comprendre ? Comment fait-on pour ne pas interroger la religion, pour prétendre que ça n’a rien à voir, sauf à faire comme si on n’avait pas entendu ? […] Voilà le mobile du crime et il est explicite : le respect du Coran et la vengeance du Prophète.
L’action de ces terroristes est motivée par l’islam, plus précisément par une vision de l’islam. Je parle d’une croyance, pas des croyants. Je parle d’une vision de l’islam, pas des musulmans. Une vision dogmatique, dont les principales victimes sont d’abord des musulmans, comme les soviétiques étaient les premières victimes du stalinisme […].
Lutte à mort
Des centaines de millions de musulmans à travers le monde […] aimeraient vivre leur religion tranquillement, sans les privations de liberté qu’induit cette vision de l’islam. Mais ce n’est pas une vision marginale. C’est la plus militante, la plus organisée, la plus conquérante, la plus communicante, la plus opulente aussi, grâce à ses bailleurs de fonds saoudiens ou qataris […]. Il faut combattre cette vision. Parce qu’il en va de l’intérêt de tous et parce que, pour citer Voltaire, « il est honteux que les fanatiques aient du zèle et que les sages n’en aient pas ».
La réalité, c’est que la vision des Kouachi est présente depuis les origines de l’islam. Mon accusé est né d’une controverse théologique qui a plus de mille ans et dont ces attentats sont une conséquence. À cette époque, la vision de l’islam partagée par les frères Kouachi a anéanti ce que l’on considère être la première école théologique de l’islam, au VIIIe siècle : les mutazilites, qui […] considéraient la raison comme le premier fondement de l’islam. Ils accordaient une place centrale au libre arbitre. Ce fut un mouvement d’idées majeur de l’histoire de l’humanité et ils ont profondément influencé le judaïsme et le christianisme, déclenchant le rayonnement culturel et intellectuel de l’islam.
Nous sommes aux origines de cette religion, mais une guerre totale va les opposer à un autre courant, rigoriste, à une autre vision de l’islam, celle des littéralistes hanbalites dont le wahhabisme saoudien et le salafisme sont les enfants en ligne directe. La discorde entre ces deux courants perdure jusqu’à aujourd’hui et elle porte sur la nature du Coran et on est là au cœur du problème. Pour les littéralistes, c’est un texte incréé, c’est-à-dire directement issu de Dieu, donc insusceptible de toute interprétation, de toute évolution et de la moindre critique. Le croyant ne doit qu’obéir, imiter, et, pour eux, ni la raison, ni la justice, ni le bien, ni le mal ne peuvent être opposé au texte. Au contraire, pour les mutazilites, le Coran n’est pas incréé. Il ne peut l’être puisqu’il est passé par l’intermédiation d’un homme, Mahomet, qui l’a nécessairement restitué selon le contexte et la culture de son temps, outre qu’il a été écrit après la mort de Mahomet sur au moins soixante-quinze ans et par d’innombrables rédacteurs. Dans cette conception, les croyants conservent un large champ d’interprétation et d’adaptation de ce texte. Rien n’est figé ou immuable.
Malheureusement, les mutazilites ont été vaincus, accusés d’hérésie, de mécréance, interdits d’expression et éradiqués. Leurs livres fondateurs ont été brûlés. Ce courant a été effacé de l’Histoire par l’islam proclamant la toute-puissance de Dieu face à des hommes privés de liberté […].
Tragédie
Le salafisme d’aujourd’hui […], le wahhabisme et ses milliards déversés, les frères musulmans, le Tabligh, ont confisqué une religion pour en imposer une vision politique, et, pour y parvenir, ils émettent des fatwas contre de prétendus blasphémateurs afin d’interdire toute analyse de l’islam qui sonnerait le glas de leur pouvoir. Ce n’est pas moi qui l’affirme mais Hamadi Redissi, érudit islamologue tunisien, professeur de sciences politiques à l’université de Tunis et probablement le plus grand expert des textes coraniques sur le blasphème, qui déplore que « l’islam sectaire wahhabite soit devenu l’islam, ce qui est d’abord une tragédie pour les musulmans ».
Le questionnement de l’islam, ce n’est pas de l’islamophobie, c’est une condition de sa survie. Et de la nôtre […].
Mahomet et les juifs
Charlie Hebdo, on comprend, mais que viennent faire les juifs dans cette histoire ? Quel peut être le lien entre Charlie et l’Hyper Cacher ? On a beau chercher dans tous les sens, on ne trouve pas. En fait, c’est la même histoire, à mille quatre cents ans d’intervalle. Retournons au VIIe siècle, à Médine. À cette époque, les poètes remplissaient le rôle de journal satirique, et leurs vers pouvaient être cinglants. Or Mahomet était profondément irrité par un important poète juif de Médine du nom de Ka’b ibn al-Achraf, qui n’arrêtait pas de se moquer de lui et de composer des satires à son sujet, selon l’historien du Xe siècle Tabari. Ce poète était, de surcroît, un des chefs d’une puissante tribu médinoise. Alors, Mahomet, furieux, demande à ses hommes de le tuer, ce qu’ils font par ruse et de manière atroce. Et de cela on tire une double justification du meurtre des juifs et des blasphémateurs alors qu’en réalité, cela n’a strictement rien à voir avec la religion et ne reflète qu’un rapport de force politique à un moment donné.
Le rapport de Mahomet au judaïsme est extrêmement complexe. Alors qu’il se trouve à La Mecque dans la période primitive de son épopée, il ne cesse de prendre les juifs en exemple. Il évolue dans une société polythéiste hostile au monothéisme, et il considère les juifs comme ses alliés naturels, dont il s’inspire d’ailleurs : la circoncision, le halal pour le cacher, le jeun du Ramadan pour celui de Kippour, le jour chômé… et il s’inspirera aussi de l’autre monothéisme présent sur la péninsule, le christianisme. Surtout, les juifs constituent de puissantes tribus de Médine et il veut en faire ses alliés. Alors Mahomet demande à être reçu par eux, dans sa logique d’alliance et pas de conversion car il n’y en avait pas à l’époque. Mais les juifs de Médine ne le considèrent pas du tout comme un prophète. Pour eux, c’est un imposteur dont ils se moquent. Mahomet en conçoit un fort dépit, et c’est dans cette seconde période que le ton change dans le Coran. Les juifs deviennent une menace en raison de leur rejet d’alliance et de leurs moqueries. Ils deviennent des obstacles à sa prise de pouvoir politique.
C’est ainsi que le Coran comprend des versets très protecteurs à l’égard des juifs puis des versets hostiles, parce qu’ils correspondent à différentes étapes de la prise de pouvoir de Mahomet sur le périmètre de 500 kilomètres qui séparait La Mecque de Médine. Là encore, tout est histoire, anthropologie, choix des versets et interprétation. Mais les littéralistes font le choix de ne retenir que les seconds passages et c’est ainsi que les Kouachi et Coulibaly n’ont retenu que la haine des juifs.
Le lien entre ces deux attentats est vertigineux : les dessinateurs de Charlie ont été exécutés pour leurs moqueries d’aujourd’hui et les malheureux clients de l’Hyper Cacher l’ont été pour des moqueries prononcés il y a mille quatre cents ans dans le désert d’Arabie […]. Tout cela n’est que pure démence, nourrie par l’ignorance, là où une autre vision de l’islam prônait plutôt la raison nourrie par la connaissance […].
C’est la dernière fois que je plaiderai ce dossier. Je suis au bout de ce chemin. Aux universitaires de travailler pour notre futur commun. Aux intellectuels de faire preuve d’un peu de courage, de défendre le vertige de la liberté plutôt que le respect des dogmes. Aux artistes et aux créateurs de retrouver la liberté de Molière et de Voltaire, sinon à quoi bon créer ? Qui ose encore ? À eux de ne pas abandonner l’audace de la critique des religions dans les tombes de ceux qui ont forgé la liberté dont ils bénéficient. Aux exploitants de salles de cinéma et aux diffuseurs de tenir bon. Aux journalistes d’oser nommer les choses – c’est leur mission, leur responsabilité, leur devoir de rouage essentiel de notre grande horlogerie démocratique. Aux juges administratifs d’être parfois moins naïfs. Aux autorités politiques du monde musulman de cesser d’instrumentaliser et de politiser une religion. À nos politiques d’être des humanistes militants, intraitables sur nos libertés et notre universalisme. Aux théologiens de proposer une nouvelle vision. Et à tous, que l’on en finisse avec l’obligation de respecter les religions.
À l’islam de redevenir une spiritualité, une liberté, une poésie, celle du transgressif Abou Nawas au VIIIe siècle, ou celle du raffiné poète palestinien Mahmoud Darwich ; une philosophie brillante, ouverte et tolérante et non un enfermement, un sectarisme, une foule hurlante jetant de l’essence sur des jeunes femmes […]. Il y a un islam des philosophes et un islam des prédicateurs, un islam de la réflexion et un islam de l’imitation, un islam des mutazilites et un islam des salafistes, un islam de la pensée et un islam des Kouachi.
On ne trouvera pas un refuge en dehors de l’espace et du temps, alors exprimons-nous. »
Par Nicolas Bastuck