Comment s’est-on retrouvé dans le bureau de Serge Klarsfeld, à parler de la campagne interne du Rassemblement national ? Vendredi après-midi, il pleut mollement dans une cour du VIIIe arrondissement de Paris. Le vieil homme a installé le siège de sa fondation des Fils et Filles des déportés juifs de France dans ce rez-de-chaussée de la rue de la Boétie. Un appartement avec de vieux tapis qu’un petit chien ronge en grognant. Des tables où s’empilent des livres et de la documentation. Des murs qui disparaissant derrière les unes de journaux en langues étrangères, des distinctions en tout genre, un vaste plan du complexe concentrationnaire d’Auschwitz-Birkenau.
La veille, le couple de chasseurs de nazis avait reçu la médaille de la ville de Perpignan des mains de son maire, Louis Aliot, figure du Rassemblement national et candidat à la présidence du parti d’extrême droite. Ils s’y étaient rendus pour remettre la Légion d’honneur à un ami commun, Philippe Benguigui, président d’une association qui entretient le souvenir du camp de Rivesaltes (Pyrénées-Orientales), surnommé le «Drancy de la zone libre». Devant l’édile lepéniste, Serge Klarsfeld a prononcé un discours : «C’est ainsi que 140 enfants ont été déportés à partir des Pyrénées-Orientales et de la zone libre, où l’Etat Français était souverain et où il n’y avait pas d’Allemands.» Puis : «Du point de vue de la mémoire de la Shoah et de l’intérêt de la France, je souhaite évidemment que nos partis politiques soient unanimes aujourd’hui et demain autour du discours de Jacques Chirac du 16 juillet 1995 au Vél d’Hiv, de la loi antiraciste de 1972 ainsi que de la loi Gayssot qui protège les Juifs et la vérité historique contre les falsifications de l’histoire.»
Il y a quelques années, une telle adresse aurait fait bondir l’ensemble du Front national. Dans un colloque organisé pour le 50e anniversaire du parti, le 6 octobre dernier, Bruno Gollnisch, membre du bureau national du RN, se plaignait encore de la «liberticide loi Gayssot» devant une assistance composée notamment de Marine Le Pen, de Jordan Bardella, président par intérim du parti et rival d’Aliot pour conserver le poste, et de nombreux députés RN. Louis Aliot, lui, n’était pas de l’événement. On sait qu’il n’est pas sur cette ligne. «Moi j’étais sur la ligne gaullienne et mitterrandienne au moment du discours de Chirac en 1995, assurait-il à Libé, vendredi au téléphone. Mais depuis, on a assez de matière historique et de recherches pour bien voir que la théorie du glaive et du bouclier [utilisée par les pétainistes pour défendre l’action du maréchal, ndlr] est battue en brèche. Je ne vois pas comment on pourrait revenir en arrière. C’est quelque chose qui ne devrait plus faire débat», même si, hors du RN, Eric Zemmour tente toujours d’exonérer le régime de Vichy de sa responsabilité.
«Couper le cordon», pour Aliot
Klarsfeld est reconnaissant à Aliot de son cheminement. «J’ai observé qu’il y a quand même une évolution : Marine Le Pen a pris position l’an dernier et cette année encore sur le Vél d’Hiv. J’ai dit publiquement que c’était “un pas en avant”. Du point de vue juif, on peut le reconnaître. J’observe aussi que depuis longtemps, à Perpignan, Louis Aliot vient aux cérémonies, qu’il y favorise la lutte contre l’antisémitisme et j’ai considéré qu’il fallait pousser cette tendance», égrene-t-il, pour ceux qui s’étonneraient de sa présence aux côtés de l’élu lepéniste, jeudi.
Et puis, il y a cette tribune adressée le matin même par Aliot au quotidien l’Opinion, que Klarsfeld a lue. Le maire de Perpignan, dans une transparente allusion à son concurrent Bardella, y tance les «identitaristes» de son propre parti, adeptes du concept raciste de «grand remplacement». Ce dernier, selon Aliot, «inquiète plus qu’il ne rassure et entraîne inexorablement à la défaite, voire à la violence aveugle». Les Klarsfeld, la tribune : ces deux événements résonnent, comme si le maire de Perpignan joignait les paroles aux actes. D’une part, la profession de foi politique où il déclare : «A nous maintenant de couper le cordon d’une histoire tumultueuse et ambiguë qui permettra à notre mouvement d’arriver à sa pleine maturité en parlant aux Français de toutes origines et de toutes religions.» D’autre part, la cérémonie avec les Klarsfeld où il semble consentir à leur combat.
Comment lire la séquence ? Anodine passe d’armes politicienne venue pimenter la molle compétition interne du parti d’extrême droite ? Dans son bureau cerné par les documents, les affiches, les plans, Klarsfeld a décidé de prendre l’épisode plus au sérieux. «Ce n’est pas qu’un texte électoral, c’est plus. C’est une profession de foi, une ligne d’action, un programme politique. Il y parle de creuset national, d’outre mer : il n’y a pas grand-chose à y redire du point de vue républicain. C’est courageux de sa part.»
La réaction trop rapide de Bardella a renforcé l’effet de l’événement. Dès vendredi, dans un entretien à Valeurs actuelles, le concurrent d’Aliot dénonçait «les euphémismes et les reniements idéologiques» qu’impliquerait la négation du «grand remplacement». «C’est quand même assez énorme, admire le chercheur Nicolas Lebourg, spécialiste de l’extrême droite. L’un dit qu’il est contre le racisme et repousse un terme utilisé par des terroristes. L’autre le traite instantanément de traître dans Valeurs actuelles.» D’une chicane interne, la campagne pour la succession de Marine Le Pen semble avoir basculé dans une autre dimension. «Tous deux sont sur la même ligne politique, se félicitait mi septembre, Marine Le Pen, dans Ouest France. C’est la raison pour laquelle je resterai neutre dans cette compétition.» Cette réserve est-elle encore tenable ?
«Prendre des risques», pour Klarsfeld
Dans la monolithique formation lepéniste, Klarsfeld a vu une faille, qu’il se propose d’élargir. «Je ne sais pas ce qu’il va se passer mais je suis content qu’il y ait un affrontement au sein du FN et que deux lignes se dégagent, explique le vieil homme. Aliot semble être dans une attitude d’ouverture vis-à-vis de nos compatriotes musulmans. Je pense qu’il faut accompagner ceux qui veulent transformer une partie du FN sinon la situation va empirer.» Klarsfeld ne peut être suspecté de prendre à la légère la menace que fait peser l’extrême droite sur les droits humains. Dans l’entre-deux-tours de la présidentielle, Serge, Beate et leur fils Arno signaient dans Libération une tribune intitulée «Non à Le Pen, fille du racisme et de l’antisémitisme». «Si elle l’emportait, écrivaient-ils, elle appliquerait un programme d’exclusion, sans rapport avec les attentes sociales légitimes que nos concitoyens expriment et qu’elle prétend comprendre. Ne nous laissons pas tromper : elle n’a pas changé !»
Que s’est-il passé depuis ? Une forme de pragmatisme, peut-être. Il y a les grands principes professés dans nos pages. Et puis les avancées, même modestes, que le vieux militant pense pouvoir grappiller. «J’ai toujours considéré qu’il faut apaiser les tensions politiques et aller vers le mieux, si vous voulez.» Il s’arrête un moment, le regard fixé sur son bureau, concentré. Reprend. «Aliot me paraît sincère. Il faut parler à ceux à qui on peut parler. C’est bien qu’il y ait cette situation. Elle permet une évolution, peut-être, d’un parti d’extrême droite vers une droite populiste et même républicaine. Et c’est mieux pour tout le monde.»
Evidemment, le maire de Perpignan continue de défendre la «préférence nationale». Et dans sa reconnaissance des diverses religions présentes en France, il entre une bonne part de nostalgie assumée pour l’Empire colonial. Mais d’un autre côté, Aliot, qui ne se fait guère d’illusions sur ses chances de victoires face à l’héritier désigné par Marine Le Pen, semble vouloir mettre en garde sa famille politique contre l’ornière radicale. «J’essaie de les convaincre de ne pas aller à la facilité. On peut me dire que c’est minoritaire mais en tout cas, c’est dit», assène-t-il sur un air de défi, s’agaçant de la réaction du camp Bardella. «Tous ces gens qui parlent anonymement, avec leurs grandes théories, ils n’ont qu’à se coltiner une mairie et on verra. Ça s’appelle le pragmatisme. Il y a un idéal que nous défendons et une réalité de la société française. Quand on veut gérer le pays, on doit gérer tout le pays.» Dans son bureau, vendredi, Klarsfeld réfléchit toujours. «Je préfère que mes ennemis se transforment en adversaires. Vous savez, il faut prendre des risques dans la vie.» Croire en la sincérité de l’extrême droite en est un. Le vieux chasseur de nazis en a vu d’autres.
ah les salauds…