Dans «La Synagogue», le dessinateur revient sur son enfance dans la ville azuréenne des années 80, la montée de l’extrême droite et l’antisémitisme.
Le Chat du rabbin se passait à Alger en 1920. Cette fois nous sommes à Nice, la ville natale de Joann Sfar. Il se souvient de son adolescence et des années 80, celles des skinheads qui parcourent les rues et étudient à l’université, celles de la tuerie de la rue des Rosiers et de la condamnation de Robert Faurisson pour négationnisme. En 1990, 34 sépultures juives du cimetière de Carpentras sont profanées par des néonazis. Tout en étant autobiographique, la Synagogue est un portrait de Nice et de la France d’hier et d’aujourd’hui. C’est aussi une réponse, émiettée ici et là, à la question de savoir ce que c’est qu’être juif.
1) Quel est le déclencheur ?
En 2021, alors qu’il est hospitalisé à cause d’un Covid sévère, Sfar commence à imaginer cet album puis à y travailler. En attendant la guérison, la fièvre aidant, il reçoit la visite de Joseph Kessel. L’écrivain éruptif qui n’a peur de rien lui transmet une force inextinguible. Romain Gary, autre écrivain héroïque, hante aussi les rêves du dessinateur. Il combat le virus mais il aurait adoré, adolescent, mettre au tapis l’extrême droite niçoise. Celle-ci prenait alors son élan sous l’impulsion du maire, Jacques Médecin, et de Jean-Marie Le Pen : «Le Front national a fédéré la saloperie.» Autre figure convoquée par Sfar : de Gaulle. Il veille sur ces pages dès l’exergue : «Je m’attendais à recevoir la France des cathédrales, c’est la synagogue qui est venue.» C’est à Londres, après l’appel du 18 Juin, que le général prononce cette phrase qui dit quelque chose d’essentiel sur la France. La liberté, le patriotisme et le courage sont aussi des lignes de conduite pour Joann Sfar.
2) Comment se construit une éthique personnelle ?
En grandissant, par exemple, auprès d’un père singulier comme le fut le sien. Plus que de religion, il est question dans la Synagogue d’une transmission de valeurs. Oh, ce père n’avait pas que des qualités, mais il en possédait beaucoup tout de même. «Bats-toi», disait-il à Joann Sfar, orphelin de mère à 3 ans. Né et éduqué en Algérie, cet avocat reconnu, cet homme d’honneur a droit à un superbe portrait tout au long du livre. Face à l’injustice et à l’antisémitisme, André Sfar n’était ni passif ni pacifiste. Afin que son fils sache se défendre, il lui fit suivre les cours de différents sports de combat. Sfar n’excellait pas en la matière. Il note : «Je voudrais qu’on arrête de se raconter des histoires romantiques sur le Krav Maga.»
3) La bande dessinée pose-t-elle des questions ?
Plein, et cette capacité à s’interroger forge l’artiste. Elle explique que celle-ci soit si dense, si intelligente et émouvante. «Le livre ne s’arrête jamais, car lorsqu’on travaille sur un thème, tout nous parle de ça.» Sfar demande, sans répondre : «Faut-il abandonner le judaïsme ?» Autre question : «Pourquoi je ne dessine pas Auschwitz ?» Parce qu’il y a, selon Sfar, quelque chose d’obscène à dessiner la Shoah. Il préfère l’aborder en faisant des pas de côté ; en voici un : «Je crois que c’est Wilder qui avait dit : “Si le génocide n’a pas existé, dites-moi où est ma mère ?”»
Joann Sfar. La Synagogue, Dargaud, 208 pp., 25,50 € (ebook : 16,99 €)