Dans certaines communes arabes d’Israël, les conflits des gangs et des familles font régner la violence. La population est tentée par le boycott des urnes pour attirer l’attention sur son sort.
Située le long de la frontière avec la Cisjordanie occupée, à quelques kilomètres au sud-ouest de Nazareth, Oumm al-Fahm est une des grosses agglomérations arabes d’Israël. Ce qui était naguère un gros village niché au creux d’un vallon est devenu, en une cinquantaine d’années, une ville désordonnée, étalée sur les collines sans plan ni urbanisme, au fil de constructions anarchiques. Entre les maisons posées çà et là, des connexions piratées relient les foyers à l’électricité: de gros câbles verts pendent au-dessus de rues pleines de nids-de-poule qui adoptent, au gré du paysage, des angles vertigineux.
Avec sa carrosserie cabossée et ses suspensions fatiguées, la voiture japonaise de Ahmad Khalifa passe inaperçue dans les quartiers d’Oumm al-Fahm et c’est tant mieux. Dans cette ville en proie à des gangs mafieux, il est préférable de ne pas se faire remarquer. La veille encore, deux familles se sont échangé des amabilités d’une rue à l’autre. Une main sur le volant, cet avocat d’une quarantaine d’années montre, sur son téléphone portable, une vidéo prise d’une terrasse: comme dans une scène de guérilla urbaine, on entend de longues rafales traverser la nuit. Cette fois, il n’y a pas eu de victimes.
Quelques semaines plus tôt, au début du mois de septembre, la mort du journaliste Nidal Aghbari avait suscité un certain émoi en Israël. Cet habitant d’Oumm al-Fahm dénonçait depuis des années l’insécurité et la violence qui sévissent parmi les Arabes d’Israël. Il aurait été victime non de son métier, mais précisément de cette forme de racket mafieux qui prospère au sein de cette population souvent en manque d’argent. Les proches du journaliste sont tous persuadés qu’il a été tué en raison d’une dette contractée par son frère, disparu il y a plus d’un an, auprès d’une famille de la ville dont personne n’ose prononcer le nom. «Une fois de plus, l’enquête de police n’a rien donné», déplore un cousin du journaliste.
Mécanique infernale
Spécialiste des droits civiques, Ahmad Khalifa est à la tête du comité populaire d’Oumm al-Fahm. Il milite aussi dans le petit parti politique Ibn el balad, «enfant du pays». Depuis plusieurs années, il organise manifestations et blocages pour dénoncer la criminalité et l’inefficacité de la police, dont les taux d’élucidation des meurtres au sein de la population arabe sont régulièrement dénoncés. Entre 2017 et 2020, 84 % des victimes de meurtres en Israël étaient arabes, 12 % étaient juifs. En 2021, 126 Arabes ont été victimes de la criminalité. Depuis le début de l’année, ce chiffre s’élève à 80, au moins. Il y a un an, la police israélienne a créé une unité spécialisée dans la lutte contre la criminalité dans les villes arabes. Mais ses résultats font l’objet de vives critiques. Sollicitée par Le Figaro, elle n’a pas fourni de données chiffrées sur son travail. Répondant par e-mail à une demande d’interview, elle a expliqué que «la violence dans la société arabe est un fléau social inacceptable (que) nous travaillons à l’éradiquer et à la combattre avec tous nos moyens pour le bénéfice de la paix publique et de la sécurité. Toutefois, la lutte contre la violence ne peut pas être du seul fait de la police. Seule une transformation en profondeur de la société arabe en Israël conduira à un changement.»
La voiture cabossée de Ahmad Khalifa passe maintenant dans une des rues commerçantes de la ville. «Voilà la maison de Nidal», indique l’avocat. Avant qu’il n’y soit tué, elle a été mitraillée à de nombreuses reprises. «Après le lycée, beaucoup de jeunes achètent une arme et se mettent au service d’un gang. Nous vivons dans une grande ville mais nous nous comportons encore comme si nous étions au village, explique-t-il. La famille, au sens très large, domine nos vies, pour le meilleur comme pour le pire. Ici, les gens ne font pas confiance à l’État, car il agit comme un ennemi du peuple palestinien. Face à lui, les familles sont le garant de notre unité. Mais ajoutez à cela une structure mafieuse et la situation devient extrêmement dangereuse.» Les mafias prospèrent sur le trafic d’armes, le racket et, surtout, les prêts. Faute de rassembler les garanties nécessaires auprès des banques, notamment quand il s’agit de construire une maison faute de permis de construire, de nombreux Arabes ont recours à ces prêts au noir, au risque, s’ils ne remboursent pas à temps, de tomber dans une mécanique infernale dont ils peuvent être victimes, mais aussi leurs parents, leurs cousins… «C’est un cancer, poursuit l’avocat. Cela s’étend partout, tout le monde est menacé.»
«Situation catastrophique»
Quittant la rue commerçante, la voiture s’enfonce dans un labyrinthe de maisons aux murs de parpaings nus et aux portes de fer. Au fur et à mesure, la vie se retire des ruelles. Dans la plus silencieuse de toutes se trouve une grosse maison blanche, opulente et cossue, hérissée de caméras. Devant sont garés deux gros 4X4 noirs. Ahmad Khalifa fait un signe de la main à un groupe d’hommes assis dans un coin et s’éloigne rapidement. La fusillade de la veille a eu lieu quelques mètres plus loin, explique-t-il.
Le mouvement de l’avocat fait partie de ceux qui appellent au boycott des élections. Selon lui, Israël est «un pays d’apartheid». «Les lois israéliennes sont faites pour nous écraser. L’insécurité dont nous sommes victimes prouve que nous sommes des citoyens de seconde zone», conclut-il en garant sa voiture devant la façade crémeuse d’un marchand de glaces réputé dans la ville: «La goffre».
Dedans, entre les fontaines de chocolat et les bocaux de bonbons, se trouve Youssef Jabarin. Membre du parti Hadash, cet ancien député n’est pas candidat aux prochaines élections «à cause de conflits internes à mon parti», explique-t-il. Il partage le bilan de Ahmad Khalifa. «La police ne fait pas son travail dans les villes arabes, affirme-t-il. Les gangs se sentent libres d’agir.» Mais il ne tire pas les mêmes conclusions. Selon lui, les Arabes d’Israël doivent au contraire se rendre aux urnes. Très professoral, il explique: «Le peuple est désespéré, il se méfie des institutions, ce qui affecte négativement sa participation aux élections. C’est une forme de protestation. Mais nous, comme hommes politiques, nous tentons d’envoyer le message opposé: le crime et la violence devraient encourager à voter, car seule une large représentation arabe pourra forcer le gouvernement à prendre de véritables mesures contre ce fléau.»
À quelques kilomètres de là, Mudar Younes, le maire de la ville d’Ar’ara, est un homme très occupé. Les visiteurs ne cessent de défiler dans son bureau: c’est qu’il est aussi le président du conseil représentatif des communes arabes d’Israël. «La situation est catastrophique, déplore-t-il. Tous les conflits entre familles se sont détériorés. Ils se règlent désormais à coups d’armes à feu. En tant que maire, je ne peux qu’organiser des campagnes de sensibilisation. Mais ça ne sert à rien. C’est à l’État israélien de ramener la criminalité à un niveau normal, comme il l’a déjà fait dans la société juive.» Derrière lui, par la fenêtre, un merveilleux paysage de collines et de cyprès se détache sur le ciel bleu: l’enfer, par ici, ressemble diablement au paradis.