Ce document est très personnel : il évoque l’histoire et le ressenti de Frédéric Boyer, écrivain, dont une des filles a entrepris une conversion au judaïsme. Ne ratez pas la lecture de ce texte.
Depuis plus d’un an, ma fille de 18 ans, baptisée, se convertit au judaïsme. Elle le fait avec sérieux et émotion. Je n’ai pas les raisons précises qui ont pu la conduire sur ce chemin-là. Des amitiés, des rencontres. Une recherche intime dans les épreuves de la vie, une voie qu’elle a découverte pour elle-même comme un horizon possible à un renouveau, à une renaissance. Le hasard aussi, une « causalité imprévue » disait Bergson, ce qui ne signifie donc pas contrairement aux idées reçues une absence de cause.
Parce que souvent ce que nous appelons hasard n’est rien d’autre que notre disponibilité rafraîchie offerte au destin, à l’imprévu. C’est-à-dire à la force de la vie même qui est infiniment plus vaste que nous. Nous voudrions qu’il y ait toujours une nécessité raisonnable ou prévisible à nos décisions, or c’est souvent cela qui nous interdit de nous aventurer vers un inconnu susceptible de nous relancer dans la vie, par les voies détournées d’une histoire personnelle, découvrir un engagement dont le germe était déjà là, la lueur entretenue par un feu secret, sans doute allumé par d’autres raisons dont l’apparente futilité parfois révèle la légèreté de la grâce elle-même.
Pas immense à franchir
Oui, la grâce est imprévisible et légère comme le souffle. Un vendredi soir, ma fille nous a demandé de partager avec elle le repas de la veille de shabbat. Elle avait préparé le vin dans un petit gobelet argenté, et le pain à partager avec le sel. Elle a récité les prières en hébreu : « Tu es source de bénédiction, Éternel notre Dieu, Souverain du monde, Toi qui crées le fruit de la vigne. » Ce repas familial, ces prières m’ont ému profondément. J’ai pensé, ce ne sont pas seulement nos racines qui sont juives, nous chrétiens, mais d’une certaine façon c’est notre devenir qui est indéfectiblement lié à la parole de la Torah.
En réalité, nous sommes unis au destin du peuple juif, à sa fidélité. Et si l’Église a su, même si tardivement, et après quelle barbarie, reconnaître ce peuple comme notre « frère aîné », même si la déclaration Nostra Aetate, en 1965 par le second concile du Vatican, est considérée à juste titre comme marquant un tournant dans l’histoire des relations entre l’Église et le peuple juif, même si depuis l’Église s’est toujours engagée sur le chemin de la repentance et du dialogue, nous sommes encore devant un pas immense à franchir, immense parce qu’il engage peut-être notre histoire spirituelle commune.
Ignominie devenue un fonds commun
De la compréhension eschatologique de notre fraternité dépend notre avenir comme « peuple de Dieu » mais aussi comme humanité au service de laquelle nous sommes tous appelés. La lecture de textes chrétiens parmi les plus anciens nous rappelle une ignominie devenue longtemps le fonds commun du discours chrétien sur le sujet : le peuple juif déchu, l’Église lui est substituée comme peuple de Dieu ; les juifs sont dépossédés des Écritures, l’Église en détient la clé de leur interprétation, et elles se retournent même contre eux pour les condamner. Je viens récemment de retraduire les Évangiles parce qu’en tant que chrétien je veux interroger leur judaïté, faire entendre le cœur brûlant de la discussion menée par un jeune rabbi galiléen avec les siens, dans les synagogues, jusqu’au Temple de Jérusalem.
Ces débats, ces récits, que la mémoire évangélique aura en quelque sorte vocalisés, écrits et composés, ne témoignent pas d’abord d’une rupture mais du souci impérieux de nous accorder à la parole de la Torah qui donne vie, au besoin d’interpréter entre nous les Écritures de la Tradition, de nous laisser interpeller, mettre en cause aussi, si nous voulons guérir nos déchirures. J’ai compris ainsi que la conversion de ma fille était le signe de notre propre conversion toujours à faire, toujours à risquer.