Reportage – Portés par un taux de natalité impressionnant, les juifs ultraorthodoxes sont de plus en plus nombreux dans le pays. Et à quitter leur communauté.
Peyots soigneusement roulés, chapeau de feutre et long manteau noir: il y a trois jours à peine, Ariel* passait inaperçu dans les rues de Mea Shearim, le grand quartier juif orthodoxe de Jérusalem mais ce matin, c’est un adolescent affalé, pieds nus, sur un canapé gris, vêtu d’un short et d’un tee-shirt, jouant avec son téléphone portable.
Il y a trois jours, Ariel s’est présenté à l’armée pour faire son service militaire. C’était la seule solution qui s’offrait à lui pour quitter sa communauté de juifs ultraorthodoxes. Sur les indications d’un conseiller de l’armée, il a poussé la porte d’une petite maison de la banlieue de Jérusalem. Là, on lui a coupé ses mèches rousses, on l’a débarrassé de son manteau noir et, pour la première fois, il a revêtu un jean. De son ancienne vie il n’a gardé que de lourdes lunettes à monture de fer qui lui tombent sur le bout du nez et qu’il remonte régulièrement de la main. Mais son nouveau look lui importe peu: on lui a toujours appris à se détacher des apparences. Ce qui l’inquiète, désormais qu’il a quitté sa famille, la communauté de juifs ultraorthodoxes dans laquelle il a grandi et un avenir tout tracé d’étude et de prière, c’est le futur. Que va-t-il faire de sa vie, lui qui n’a jamais appris que les textes sacrés?
«La pauvreté et Wikipédia»
La petite maison où il a trouvé refuge accueille quatorze personnes, huit garçons et six filles. Comme Ariel, ils sortent tous du monde très cloisonné des haredim, «ceux qui craignent Dieu»: c’est ainsi que se désignent les juifs ultraorthodoxes. Autour de son canapé, dans une grande pièce lumineuse, des adolescents vont et viennent. Dans le coin cuisine, une jeune femme à la lourde chevelure bouclée pèle des pommes de terre. Elle est aidée par Ruti Lahav, 63 ans, le crâne chauve orné d’un tatouage multicolore, un tablier rose sur une robe bleu marine, c’est la responsable de cette maison. Depuis six ans, elle a vu passer des centaines de jeunes gens semblables à Ariel et à ses camarades. «Cet endroit est pour eux la première étape après qu’ils sont sortis de leur communauté, explique-t-elle. Ils y passent quatre mois pendant lesquels nous leur apprenons à faire la cuisine, à utiliser une machine à laver ou un téléphone, à ouvrir un compte en banque, à dire bonjour ou au revoir: autant de choses élémentaires qu’ils n’ont jamais apprises.»
Ici, les journées sont cadrées: coucher à 11 heures maximum, lever à 8 h 30 au plus tard. Près du réfrigérateur, un tableau fixe les services quotidiens auxquels sont astreints les résidents.
«Il n’est pas question qu’ils restent toute la journée dans leur chambre à fumer de la drogue», assène Yair Hass, le directeur de Hillel. Avec l’aide du ministère israélien des Affaires sociales, cette association prend en charge les «sortants» de ces communautés orthodoxes. Dans ses locaux de Tel-Aviv, des pièces sont remplies de vêtements, de jouets pour enfants, de livres qui témoignent du dénuement, pas seulement matériel, dans lequel ces personnes, parfois de jeunes mères, se présentent à eux.
Hillel ne gère pas uniquement la petite maison de Jérusalem. D’après Yair Hass, l’association regroupe 1200 bénévoles qui aident, chaque année, près de 600 personnes à prendre pied dans la société. «Il y a dix ans, ils n’étaient que 60», assure-t-il, tout en précisant que près de 3000 personnes choisiraient, chaque année, de quitter leur communauté haredim. D’autres associations semblables à Hillel existent en Israël, mais tous les sortants ne sont pas aidés. «Deux choses les poussent à partir, estime Yair Hass: la pauvreté et Wikipédia. Depuis le confinement, ils ont plus facilement accès à des ordinateurs. Internet fait très peur à cause du porno, mais en fait c’est la quantité incalculable de connaissances auxquelles ils sont soudainement accès qui change tout pour eux .»
Portés par un taux de natalité impressionnant, 6,7 enfants par femme, les juifs ultraorthodoxes sont de plus en plus nombreux dans le pays: leur communauté compte environ 1 million de personnes, 10 % de la population israélienne. La moitié aurait moins de 18 ans. La scolarisation de ces mineurs, éduqués dans un système à part, où ils n’ont quasiment pas accès aux matières «laïques» comme les maths, l’anglais ou l’hébreu, est devenu un enjeu politique à quelques semaines des élections législatives.
«Le poids du monde sur mon dos»
«Les jeunes que nous prenons en charge ont besoin de tout, poursuit Yair Hass. Leur premier problème est la solitude. Ils ont toujours vécu en groupe et soudain, ils doivent apprendre à devenir un individu. C’est d’autant plus dur que leurs familles les rejettent souvent totalement à partir du moment où ils décident de sortir de la communauté. Leur deuxième problème est l’éducation et l’accès au marché du travail: certains ne savent même pas écrire leur nom en anglais.»
Hillel met à leur disposition des professeurs bénévoles, finance leurs études, peut même les loger pendant une période d’un an maximum, au bout de laquelle ils doivent être autonomes. «Cela pose rarement de problème, assure Yair Hass. Quand un haredim décide de vivre comme un laïc en Israël, c’est qu’il a une volonté d’acier. Son problème ne sera pas tant la motivation que de savoir où aller: ils ne connaissent rien de notre société!»
Pour Ariel, la prochaine étape est déjà connue: une fois qu’il sera retombé sur ses pieds, il ira faire son service militaire. L’armée est souvent une planche de salut pour ces «sortants». «Quand on est soldat, on est soumis à une foule de restrictions, se souvient Samuel. Mais pour moi, l’armée a été une véritable bouffée d’oxygène: je n’y ressentais plus ce poids, cette obligation de faire semblant en permanence.» Du haut de ses 28 ans, Samuel regarde le passé avec sérénité. Il avait 18 ans quand il a quitté sa famille ultraorthodoxe. Un peu plus tôt, il avait eu une révélation qui a changé sa vie: «Je m’étais acheté un smartphone en cachette, raconte-t-il. Un soir, j’ai découvert sur Wikipédia la théorie de l’évolution: ça a été comme une illumination, la réponse à toute une série de questions auxquelles les rabbins ne m’avaient pas donné de réponse convaincante. Ce jour-là, j’ai su que je devais partir.»
Depuis, il ne voit plus ses parents. Il ne cache pas avoir souffert. «Je me suis retrouvé comme un enfant abandonné, avec tout le poids du monde sur mon dos et sans les outils pour m’adapter au monde moderne, se souvient-il. Je dois une reconnaissance éternelle à Hillel. Ils m’ont aidé à rentrer à l’université, à trouver un logement, ils m’ont soutenu dans les moments difficiles. Or je n’avais aucune connaissance basique, je n’avais fait que des études bibliques, pas de maths, pas d’anglais, rien de ce dont on a besoin dans la vie.» Désormais, il étudie la biologie à l’université hébraïque. Il veut devenir chercheur en sciences cognitives.
(*) Les prénoms ont été changés