Le parti Fratelli d’Italia, qui a remporté les élections italiennes, est qualifié de « post-fasciste ». Que signifie ce terme ? Précisions avec l’historien Enzo Traverso qui a participé à le forger.
Les interrogations se multiplient sur la nature de la formation qui est arrivée dimanche soir en tête de la coalition de droite en Italie. Il y a quatre ans encore, Fratelli d’Italia [Frères d’Italie], le parti que dirige Giorgia Meloni, était marginal et rassemblait les nostalgiques du fascisme. L’historien italien Enzo Traverso est spécialiste des totalitarismes, du nazisme et de l’antisémitisme. Entretien.
Quelle a été votre première réaction à l’annonce des résultats électoraux ?
Enzo Traverso. Être indifférent serait irresponsable, je suis très inquiet de ce qui se passe dans mon pays. Mais je ne peux pas dire non plus que je sois traumatisé. Comme la plupart des Italiens, je m’y attendais. Ce résultat était annoncé depuis des mois, il est la conclusion logique d’un processus dont les prémices sont très anciennes.
Vous les dateriez de quand ?
Elles remontent à plus de vingt ans. A l’arrivée de Berlusconi au pouvoir en 1994, fut créé un gouvernement de coalition de droite qui incluait déjà les héritiers du Mouvement Social Italien, un parti qui avait été jusqu’à ce moment-là néofasciste et qui est devenu post-fasciste. Ce résultat ne tombe donc pas du ciel. Bien sûr, symboliquement, le tournant est significatif et historique. Nous aurons, pour la première fois de l’Histoire de l’Italie républicaine, une cheffe de gouvernement qui revendique l’héritage du fascisme, qui reconnaît avec fierté appartenir à cette tradition, et qui fait partie d’un courant politique qui n’est pas de ceux ayant, à la fin de la Seconde Guerre mondiale, créé la République et la constitution républicaine.
On dit de Giorgia Meloni et de Fratelli d’Italia qu’ils sont « post-fascistes », comment définiriez-vous ce terme ?
J’y recours faute de mieux car ce concept essaie d’appréhender quelque chose d’instable, de transitoire, qui n’a pas un profil politique et idéologique historiquement déterminé comme le communisme, le fascisme ou le libéralisme. Néanmoins le post-fascisme recoupe à mon sens deux caractéristiques. D’abord, être une extrême droite qui a pris forme et s’est développée après l’expérience historique du fascisme classique. Ensuite, avoir des revendications identitaires et des réflexes culturels fascistes, mais ne pas avoir pour but de le restaurer sous sa forme classique – en somme, ne pas être néofascistes. On pourra me rétorquer que Mussolini et Hitler sont aussi arrivés au pouvoir par la voie électorale, qu’ils ont aussi créé au départ des gouvernements de coalition, et qu’ils ont mis l’un trois ans, l’autre trois mois, pour renverser l’Etat de droit et la démocratie. Mais ce n’est pas ce que veut faire Giorgia Meloni. Le fascisme sous sa forme classique avait une dimension utopique, il portait le mythe de l’Homme nouveau, voulait une civilisation nouvelle. Ni Giorgia Meloni, ni Marine Le Pen, ni même Viktor Orbán ne veulent instaurer une nouvelle civilisation. Si on voulait trouver un ancêtre à Meloni, plus que le fascisme mussolinien, ce serait le vichysme.
Mais, dans l’exercice du pouvoir, que leur reste-t-il de fasciste, s’il n’y a plus l’idée d’instaurer un ordre nouveau ?
Il faut distinguer la culture de Giorgia Meloni et la politique qu’elle mènera une fois à la tête du gouvernement. L’Italie se caractérise par une très grande instabilité politique – la durée moyenne des gouvernements est d’un an et demi. Si elle veut rester pendant une législature entière à la tête du gouvernement, elle doit absolument – c’est vital pour elle, compte tenu de la situation dans laquelle se trouve l’Italie aujourd’hui – bénéficier des aides de l’Union Européenne. Ces aides sont soumises à toute une série de conditions auxquelles elle s’est pliée. Elle a mené sa campagne en essayant de rassurer à la fois les élites économiques et financières italiennes et les alliés internationaux de l’Italie, en affirmant et réaffirmant qu’elle ne voulait pas quitter l’euro, qu’elle ne voulait pas quitter l’Union Européenne, que l’Italie resterait dans l’OTAN. Elle a pris sur la guerre en Ukraine des positions beaucoup plus claires que celles de ses alliés Berlusconi et Salvini qui avaient de très bonnes relations avec Poutine.
Mais, une fois dit cela, il faut avoir en tête qu’elle dirige un parti qui jusqu’il y a quatre ans, faisait un score de 4 %, était marginal, et concentrait tous les nostalgiques du fascisme, tous les mouvements non seulement post mais aussi néofascistes, et même néonazis. Tous ces gens portent la mémoire du fascisme, revendiquent une identité qui n’est pas purement culturelle, et voudraient faire de cette identité le socle d’une nouvelle pratique politique.
Comment va-t-elle résoudre ce qui apparaît comme une contradiction ?
Il est fort possible que sur le fond, elle mène une politique qui ne sera pas très différente de celle des gouvernements précédents. Ce qui m’inquiète plus, c’est une libération de la parole, qui produit des actes. Nous avons assisté depuis une dizaine d’années en Italie à une recrudescence du racisme, à des meurtres racistes, à des violences homophobes importantes. Toutes ces pratiques risquent de se radicaliser et de se multiplier, cautionnées par le gouvernement et le pouvoir.
Sans doute Giorgia Meloni prendra-t-elle des mesures spectaculaires, qui seront très médiatisées, comme d’expulser des sans-papiers, de repousser des bateaux de migrants dans la Méditerranée, de soutenir des associations contre l’avortement et des manifestations contre le mariage homosexuel. Mais l’Italie est un pays qui, pour des raisons économiques et démographiques, a un besoin vital de ses migrants – ils représentent 10 % de la population active –, si elle va trop loin, les responsables de la droite lui diront de se calmer parce que l’industrie – et notamment dans des régions où la Lega est très implantée – a besoin de cette main-d’œuvre. De la même manière, elle n’introduira pas le droit du sol pour naturaliser le 1,5 million de jeunes qui sont nés ou ont été scolarisés en Italie sans jamais avoir obtenu la citoyenneté, mais elle n’expulsera pas pour autant les 5 millions d’immigrés qui vivent dans le pays.
Vous voulez dire qu’elle est plus pragmatique que fasciste ?
Elle est rusée, habile, elle sait manœuvrer. Par exemple, par principe et croyance, elle est contre l’homosexualité et contre l’avortement. Mais, elle l’a dit, elle ne proposera pas l’abrogation du droit à l’avortement. Elle sait très bien qu’en cas de référendum, elle le perdrait. Meloni peut tenir un discours très conservateur sur les questions de mœurs – sur le mariage, sur la place des femmes dans la société, elle peut s’excuser juste après l’élection auprès de sa famille pour ne pas avoir été présente au foyer –, mais aussi défendre le droit des femmes quand ils sont menacés par l’islam et l’obscurantisme musulman. C’est la démagogie typique de ces droites extrêmes et post-fascistes.
Pensez-vous que les Italiens ont voté pour elle par adhésion à ses idées ou par une volonté d’alternance ?
Même si elle a récolté 26 % des suffrages, cela ne signifie pas qu’un quart des Italiens sont post-fascistes. L’affirmation de Fratelli d’Italia est incontestable et éclatante. Ça ne veut pas dire que son parti est hégémonique dans la société et la culture italienne. Le taux d’abstention est très élevé et le paysage est plus complexe. Par exemple, vendredi dernier, les jeunes ont manifesté pour le climat dans le cadre de « Friday for future », et ont mobilisé dans 70 villes italiennes un nombre de personnes de loin supérieur à celui mobilisé par tous les partis pendant la campagne électorale.
Giorgia Meloni a obtenu ce score parce qu’elle était la seule politique à ne pas avoir soutenu le gouvernement Draghi. Elle a pu canaliser un vote d’opposition parfaitement comparable au ras-le-bol dont avait bénéficié le Mouvement 5 Etoiles [M5S] lors des élections de 2018. Le vrai changement est que ça ne dérange plus grand monde de voter pour un parti post-fasciste.
Que s’est-il passé pour que ça ne dérange plus personne ?
Un verrou a sauté. Les garde-fous antifascistes se sont érodés. Pas seulement parce que les post-fascistes ont été capables de les détruire, mais parce que toutes les forces politiques qui se réclamaient de l’antifascisme ont abandonné ce discours. Luciano Violante, ancien président de la Chambre des députés, membre du Parti Démocrate (centre gauche) a par exemple rendu hommage aux « gars » de Salo, les miliciens de la République Sociale Italienne (1943-1945), avec l’argument selon lequel c’était de jeunes idéalistes prêts à se sacrifier pour la patrie au même titre que les antifascistes, que les Italiens doivent se réconcilier, que le clivage fascistes-antifascistes est dépassé etc. Qui a fait sauter ce verrou antifasciste ? C’est d’abord le centre gauche. Et les enquêtes menées pendant cette campagne sont révélatrices des tendances profondes à l’œuvre dans la société : le Parti Démocrate est celui qui recueille le plus de suffrages dans les couches les plus aisées de la population. Alors que la droite fait les meilleurs scores dans les classes populaires. Un phénomène qu’on observe aussi en France. Il faudrait partir de ce terrible constat si on voulait essayer de changer la donne.
Enzo Traverso est un historien italien qui enseigne à l’Université de Cornell aux Etats-Unis. Spécialiste des totalitarismes, du nazisme et de l’antisémitisme, il est l’auteur de nombreux ouvrages dont le dernier « Révolution, une histoire culturelle », est paru aux éditions de La Découverte en 2022.
En fait c’était dès juin 1946 que l’amnistie Togliatti (voulue par le PCI au nom de la réconciliation nationale) ouvrait la voie à la remise en selle des fascistes les plus compromis : mais c’est là ce que se garde bien de nous dire Traverso, oublieux de sa proximité passé avec le parti qui-se-disait-communiste… Et dans le domaine de la recherche je n’ai pas non plus le souvenir d’avoir jamais entendu Traverso protester contre le quasi-monopole universitaire (à dater de 1965) des banalisateurs du fascisme dans le domaine de la ‘Mussolini Story’… C’en fut même à tel point que très vite les nostalgiques délaissèrent ce terrain et se contentèrent de recopier dans leurs revues, en Italie et même à l’étranger, de bonnes feuilles de ce qu’écrivaient d’éminents fumeurs-de-pipe universitaires. Et… gare, à quiconque osait remettre les pendules à l’heure : dès les années 1970 il se voyait accusé jusque du côté de Sciences-Po de DIABOLISER-sic le fascisme, et de le DEMONOLOGISER-resic !
Etrange aussi, de la part de ce politologue, est l’identification du vichysme à sa seule composante (indiscutable) d’opportunisme : car l’idéologie la plus rance, à base de Travail-Famille-Patrie était bel et bien à l’oeuvre. Et les mauvaises langues vont jusqu’à soutenir qu’elle a laissé des traces dans ce vieux pays gaulois…
ces articles qui s’interrogent sur la terminologie exacte à utiliser ne manquent pas de roublardise : il s’agit de préparer l’opinion, face aux compromis macroniens (et autres) dont on veut bien croire qu’ils ne manqueront pas, à l’idée que la graine-de-fasciste n’est… pas-vraiment-fasciste, qu’elle n’est… pas-si-fasciste-que-ça, etc. etc.