Par mesure de sécurité, le ministère des Affaires étrangères ukrainien et l’ambassadeur d’Ukraine en Israël tentent de décourager les candidats israéliens au départ de ce pèlerinage juif orthodoxe.
Assis sur un coin de trottoir, dans une rue tranquille de Mea Shearim, le quartier ultra-orthodoxe de Jérusalem, Ran David tire à longs traits sur sa cigarette électronique. Son téléphone portable à touches vissé à l’oreille, il organise les derniers détails de son grand voyage. Comme chaque année, pour la fête de Rosh ha-Shana, ce Juif orthodoxe s’apprête à effectuer le pèlerinage à Ouman, en Ukraine. Peu importe la guerre, il a bien l’intention d’honorer la tombe du rabbin Nahman de Bratslav, le fondateur du courant du judaïsme hassidique auquel il est rattaché, puis de saluer, dans la prière, la joie et les danses, l’arrivée de la nouvelle année, la 5783 du calendrier hébraïque.
Dans quelques heures, un bus emmènera Ran David à l’aéroport de Mitzpe Ramon, dans le Néguev. De là, assure-t-il, il s’envolera pour Chisinau, en Moldavie, où un autre bus le conduira à Ouman, 270 kilomètres plus au nord, dans l’oblast de Tcherkassy, au beau milieu de l’Ukraine. «Les 30 autres élèves de la yeshiva sont déjà là-bas», assure Ran David en désignant, de l’autre côté de la rue, les portes closes de son école religieuse. «Ils ont loué un hôtel» où ils l’attendent: ils y resteront toute la semaine.
D’après un porte-parole du ministère des Affaires étrangères israélien, près de 2000 Juifs hassidiques de Bratslav auraient, au même titre que Ran David, bravé la guerre et les interdictions pour obéir à l’injonction de leur maître. Avant sa mort en 1810, à l’âge de 38 ans, le rabbin Nahman aurait en effet déclaré que quiconque se rendrait sur sa tombe pour Rosh ha-Shana, déposerait une aumône et réciterait les dix psaumes du Tikoun Haklali, un rite de pénitence, serait épargné des flammes de l’enfer. En temps normal, ils sont plus de 50.000 «Bratslav», exclusivement des hommes, à se retrouver ainsi en Ukraine. Cette année, à les croire, ils seront au moins 10.000. Les injonctions du ministère des Affaires étrangères israélien les laissent totalement indifférents.
Ces derniers jours, un message peu rassurant a pourtant été diffusé auprès des communautés hassidiques bratslaviennes d’Israël: «En raison des combats entre les forces russes et les forces ukrainiennes, le ministère des Affaires étrangères appelle les citoyens israéliens à éviter catégoriquement de rejoindre le territoire de l’Ukraine, y compris la ville d’Ouman et ses environs. Il y a quelques jours, des missiles ont été tirés dans la zone de la ville d’Ouman.» De son côté, Yevgen Korniychuk, l’ambassadeur d’Ukraine en Israël a multiplié les interventions pour tâcher de décourager les candidats au départ. «Nous demandons aux communautés religieuses: ne venez pas, s’il vous plaît, priez pour l’Ukraine pendant que vous êtes en Israël, en France, aux États-Unis, déclarait-il fin août sur le plateau d’I24, une chaîne d’information francophone israélienne. Mais nous ne pourrons pas garantir votre sécurité là-bas, ça n’est pas possible: vous connaissez la situation. Nous ne pouvons empêcher quiconque de venir mais s’il vous plaît n’y allez pas, ne venez pas à Ouman cette année.»
Braver l’interdiction
«La guerre, je m’en fous complètement. Je n’ai pas peur. Mais alors pas du tout. Ici aussi, il y a la guerre», lance Ran David, que deux amis de la yeshiva viennent de rejoindre: c’est avec eux qu’il va partir ce soir. Comme lui, Yehoshua Gross a décidé de braver l’interdiction. Cela fait vingt ans que ce père de famille nombreuse – il a 12 enfants-, effectue le pèlerinage à Ouman. Cette année, il s’y rend avec deux de ses fils et le prix du voyage, 5000 à 6000 shekels par personne, soit environ 2000 euros, ne le décourage pas. «La situation n’est pas si dangereuse que ça, temporise l’homme de foi. Oui c’est la guerre, il y a des missiles, mais sur la terre d’Israël aussi tombent souvent des missiles.» Lundi, le jour de Rosh ha-Shana, il sera donc devant la tombe du rabbin, pour réciter les dix psaumes du Tikoun Haklali.
Au sein de la communauté de Bratslav, tous ne sont pourtant pas convaincus par cet irrépressible désir de partir en Ukraine. Mais là encore, cela n’a rien à voir avec la guerre. À l’étage d’un vieil immeuble de Mea Shearim se trouve une petite librairie consacrée au legs du rabbin Nahman. En cette fin de matinée, Yakov Nakash, un des employés, semble bien seul parmi les rayonnages: tous ses collègues sont partis faire le pèlerinage. «Le rabbin Nahman a dit que nous devions nous retrouver à Ouman mais c’était il y a plus de 200 ans, quand nous étions en exil. Aujourd’hui, grâce à Dieu, nous avons retrouvé la terre d’Israël, c’est notre maison, nous ne devons pas la quitter», explique-t-il, avant d’assurer que le corps du rabbin se trouverait désormais à Hébron, où il aurait été ramené en grand secret. C’est pourquoi il ne partira: pour un Juif orthodoxe de Mea Shearim, le pèlerinage à Hébron est tout aussi périlleux qu’un voyage en Ukraine.