Censées être bannies de la plateforme depuis deux ans, les interventions du complotiste restent accessibles car toujours diffusées par ses fans ou par des influenceurs pro-Poutine.
«Aujourd’hui vidéo exceptionnelle : Soral réagit à Bigard. On a deux extraits je vais vous mettre le premier et peut-être le deuxième si vous êtes sages», lance le jeune YouTubeur qui se fait appeler Kentra, vêtu pour l’occasion d’un t-shirt siglé «Poutine vite» montrant le président russe chevauchant un ours. Un vêtement vendu par la boutique en ligne d’Alain Soral, Kontre-Kulture. Car ce jeune homme aux plus de 14 700 abonnés sur la plateforme d’hébergement de vidéos est un fan de l’antisémite multirécidiviste. Un «soralien» qui participe activement à répandre sur YouTube la parole de son idole, quitte à la diffuser in extenso.
Problème, Soral, fondateur d’Egalité & Réconciliation (E&R), est sensé, tout comme son compère Dieudonné, être banni de YouTube depuis juillet 2020 «suite à des manquements graves ou répétés aux règles de YouTube interdisant l’usage de contenu incitant à la haine». Le discours de Soral reste pourtant très présent sur la plateforme à travers les filiales locales d’E&R qui ont visiblement échappé à la sanction. Mais aussi, comme avec Kentra, via des YouTubeurs qui portent le message de leur idole ou des chaînes diffusant telles quelles des vidéos postées initialement sur le site d’E&R – toujours très consulté avec plus de 3 millions de visites par mois en moyenne. Au total, sans prétendre à l’exhaustivité, Libération a identifié des dizaines de chaînes totalisant près d’un million d’abonnements et plus de 100 millions de vues. Contacté, YouTube n’a pas répondu à nos sollicitations.
Nettoyage qui a connu des ratés
Pour mieux comprendre la «pensée» d’Alain Soral, la lecture de la longue liste de ses condamnations est une bonne introduction. L’idéologue d’extrême droite multiplie les amendes et peines de prison pour injures, provocation à la haine raciale et contestation de crimes contre l’humanité. La Shoah, en l’occurrence, pour ce vieux routier de l’antisémitisme et du négationnisme français qui appellerait ses bureaux «le bunker» et son appartement le «nid d’aigle». Entre autres lubies misogynes et LGBT-phobes, son obsession du «complot juif» l’a mené à surfer sur la vague covido-complotiste née de la pandémie. Soral apparaît même en «parrain» de la mouvance, selon Streetpressqui a répertorié ses solides liens avec des figures de cette mouvance.
Au point que le couperet tombe à l’été 2020 : YouTube le bannit. Un nettoyage assez poussé mais qui a connu des ratés puisque des chaînes estampillées de son association politique ont donc échappé à la purge. Deux ans plus tard, elles restent accessibles voire actives même si leur audience est faible. La diffusion de la parole soralienne est surtout liée à l’activité de ses affidés et autres fans. Outre Kentra, ce sont par exemple le stand-upper masculiniste Greg Toussaint (328 000 abonnés) ou le covido-complotiste Marcel D. (dont Streetpress a démontré les liens directs avec E&R. Il a plus de 106 000 abonnés).
Il faut aussi citer le soralien historique et covido-complotiste Youssef Hindi (25 400 abonnés) ou Xavier Moreau (178 000 abonnés), thuriféraire du Kremlin et habitué des conférences d’E&R. Le premier a récemment publié (évidemment chez Kontre-Kulture) un livre intitulé l’Autre Zemmour qui vise avant tout et surtout à rappeler que le patron de Reconquête est juif. Les vidéos du second, ardent pourvoyeur de la propagande pro-russe sur la guerre en Ukraine, sont abondamment relayées par le site de Soral. Tous deux partagent leur amour de Poutine et font assaut de désinformation, le présentant en dernier rempart contre «l’Empire», du titre d’un «best-seller» d’Alain Soral.
Toute une galaxie de plus petites chaînes propage également la parole de l’antisémite. Des influenceurs d’extrême droite de second rang, des fans ou encore ceux qui apparaissent comme des internautes aux visées seulement pécuniaires (les vidéos peuvent être monétisées sur YouTube) : ils sont nombreux à poster et reposter des capsules de Soral. Et, visiblement, à être plus malins que les puissants algorithmes de Google si prompts à sanctionner, par exemple, le moindre dérapage sur des droits d’auteur…
YouTube, «produit d’appel»
«On s’est rendu compte que la déplateformisation [le fait de supprimer ou bloquer certains comptes sur les réseaux sociaux, ndlr] avait eu plusieurs effets, explique Laurence Bindner, cofondatrice de JOS Project, plateforme d’analyste des discours extrémistes en ligne. Certains sont positifs : quand on retire la propagande de grandes plateformes comme YouTube, ça rend les contenus moins accessibles et fait considérablement baisser l’audience du concerné car certains spectateurs jettent l’éponge. Les plus motivés vont par contre passer leur temps à retrouver les bons canaux où ils vont se retrouver entre eux avec une parole plus libérée. On a été témoin de ce phénomène quand l’extrême droite américaine pro-Trump a migré de Twitter vers Gab.»
«Il y a une désinhibition des plus motivés qui vont se retrouver sur des canaux avec une modération moins importante. Mais cela ne va pas leur suffire, c’est pour ça qu’on les retrouve à “reposter” des contenus censurés sur les grandes plateformes à partir de petites chaînes créées pour l’occasion. Cela permet d’attirer un nouveau public vers ces discours de haine», explique la chercheuse. Libération a en effet pu constater que la chaîne de Kentra renvoie vers un lien Discord (une application de discussion en ligne) où la parole est bien plus libre et plus haineuse. «Ce sont des discours qu’ils ne pourraient pas se permettre sur YouTube. La chaîne sert de produit d’appel vers des écosystèmes plus radicaux», souligne Laurence Bindner.