En 1941, dans un ravin au nord-ouest de Kiev, l’armée nazie a exécuté 33 771 juifs. Le cinéaste ukrainien Sergei Loznitsa retrace cette tragédie dans un documentaire.
Il reste le silence, ce gel de l’âme. On regarde les images, elles défilent, et on voit des fonctionnaires de la mort, des hommes de troupe allemands, aidés par des supplétifs de la police ukrainienne locale, rassembler 33 771 personnes au nord-ouest de Kiev, pour les massacrer pendant deux jours à coups de fusil, de mitrailleuse.
L’éradication des juifs a commencé
Femmes, enfants, familles entières, sont criblés, puis laissés là, dans le ravin. Les nazis plient bagage, rentrent dans leurs maisons réquisitionnées, mangent leurs rations, fument une cigarette, boivent une bière, l’arme au pied. Nous sommes les 29 et 30 septembre 1941, le Sonderkommando 4a de l’Einsatzgruppe C, sous les ordres du Generalmajor Kurt Eberhard – numéro SS 323 045 – a accompli sa tâche à Babi Yar, à six kilomètres du Dniepr. L’éradication des juifs a commencé. C’est la Shoah par balles.
Le documentaire de Sergei Loznitsa, intitulé « Babi Yar. Contexte », est unique. Pendant deux heures, on voit le cadre : la préparation, les difficultés, le transfert puis, après la tuerie, le repli, la suite des événements pour la conquête de Moscou. Trois millions d’hommes avancent en Union soviétique, pour la conquête de « l’espace vital » du Reich millénaire.
Les images parlent. Piochant dans les archives, Loznitsa a retrouvé des films d’une incroyable qualité. Fiers de leurs exploits, les nazis ont consigné sur pellicule leurs actions. Petits films d’amateurs, documents officiels, séquences publicitaires, tout y est : on assiste à l’arrivée des troupes de la Wehrmacht en Ukraine, applaudies par la population alignée le long de l’avenue Krechtchatyk, à Kiev, dans le souvenir du traité de paix éternelle de 1686.
Les femmes couronnées de fleurs dansent, les édiles partagent le pain avec les gradés nazis, et les soldats sourient, suivis par les Panzer. Paix éternelle ? Pour les fusillés, oui. On n’a pas d’images du massacre proprement dit. On a l’avant et l’après. Tout est montré sans commentaire, sans musique, mais avec le bruitage, cliquetis des armes, rugissement des moteurs, martèlement des pieds, sifflement du vent.
Enfant, Sergei Loznitsa voyait des pierres avec des inscriptions en russe, sur le chemin de l’école ou de la piscine. Je demandai à mes parents ce qui s’était passé à Babi Yar. Je n’ai jamais obtenu de réponse directe. Autant que je sache, c’était un sujet tabou.
Plus tard, les restes de l’ancien cimetière juif ont été rasés par les autorités. « Même dans les années 1950, juste après la guerre, la tragédie de Babi Yar était recouverte d’un voile de silence. »
La bande-annonce d’Auschwitz
La deuxième partie du film, qui montre l’après, est aussi incroyable. En septembre 1943, alors que l’opération Barbarossa est un échec terrible, c’est le reflux, après la défaite de Stalingrad. La Wehrmacht et les SS se retirent et font disparaître les traces du crime. On exhume les cadavres, on monte des bûchers, puis on décampe, comme prévu dans l’opération 1005, planifiée pour effacer des exécutions de masse commises dans les territoires occupés.
Pourquoi ? « Parce qu’ils ont compris que les morts allaient les juger », dit le père catholique Patrick Desbois, président de l’association Yahad-In Unum et auteur de « la Shoah par balles » (Plon, 2019), qui mène des recherches sur les victimes juives et roms. C’est là que le film est troublant : la population de Kiev, de nouveau, accueille des soldats. Cette fois-ci, c’est ceux de l’Armée rouge. Mêmes danses folkloriques, mêmes accolades, mêmes fanfares.
Il y a une heure, les images étaient celles des nazis. Maintenant, ce sont celles de la propagande soviétique. Entre les deux, les Ukrainiens ont changé de maître, avec le même espoir d’indépendance, qui leur a été promise par Hitler, mais pas par Staline, avec les mêmes manifestations de bienvenue, mises en scène par les autorités.
Le film de Loznitsa se termine sur la pendaison de douze criminels nazis sur la place Kalinine, devant 20 000 spectateurs. Le Generalmajor Kurt Eberhard, lui, se suicidera en 1947. Face à ses juges à Nuremberg, le chef du Sonderkommando 4a, Paul Blobel, architecte dans le civil, évoquera la dureté de la tâche à Babi Yar : « Tout se passait très calmement. Je dois dire que nos hommes qui ont participé à ces exécutions ont plus souffert de dépressions nerveuses que ceux qui devaient être tués. » Franz Halle, employé de la police, dira, lors d’un interrogatoire en 1962 : « Aujourd’hui, j’admets que ces procédés étaient très erronés. Au point où on en était, on aurait dû trouver d’autres méthodes pour exterminer les juifs. » On les trouvera. Babi Yar a été la bande-annonce d’Auschwitz. « Une partie des images que j’utilise est restée enterrée dans les archives pendant des décennies, dit Sergei Loznitsa. Personne ne les avait jamais vues. Pas même les historiens spécialisés dans l’Holocauste en URSS. »
Un brûlot nécessaire
Le massacre, dans la conscience collective, a mis longtemps à émerger. « Tout a été nivelé, le ravin effacé », souligne le père Desbois, désormais directeur du mémorial de Babi Yar, qui sera achevé – si la situation le permet – en 2026. Terminé six mois avant le début de la guerre de Poutine, « Babi Yar. Contexte » est un brûlot nécessaire : « Lors de l’invasion allemande, il y a eu une courte période de chaos, de non-droit. C’est pendant ce moment qu’un individu se révèle. » Le cinéaste ukrainien, auteur de films de fiction(« Dans la brume », « Donbass ») et de documentaires (« la Colonie », « Maïdan »), pioche dans la noirceur. En marge du film, une question se pose, articulée par le père Desbois : A Babi Yar, il y avait 2 000 Allemands et 45 auxiliaires ukrainiens. Que sont devenus les biens des juifs ? On n’en parle pas. Les tueurs étaient allemands, mais les voisins étaient ukrainiens. Les gens, une fois arrêtés, ont laissé leurs objets. Dans le film, on voit les juifs marcher, mais personne ne dit comment leur arrestation a été gérée, qui a obtenu leurs biens, ce que sont devenus les appartements…
Sergei Loznitsa ajoute : « Les voisins trahirent leurs voisins, les concierges servirent d’informateurs, les mêmes listes de résidents autrefois fournies au NKVD ont servi à dénoncer les juifs aux Allemands. Quelques rares invalides et juifs âgés restèrent dans le quartier. Ils furent pourchassés par des habitants et lapidés à mort… »
Et, comme l’ont révélé les enquêtes menées plus tard, les témoins n’ont pas manqué. Dans les immeubles proches, sur les arbres, les gens venaient voir ces entassements, ces corps, ces coups de feu, en spectateurs animés par la curiosité. La Shoah par balles n’était pas secrète, bien au contraire. La commission d’Etat extraordinaire instituée par les Soviétiques recueillera, à partir de 1942, les témoignages de 250 000personnes. Comme le rappelle Patrick Desbois : Ce qui reste tabou, c’est la participation des civils russes. Je n’ai jamais vu une fusillade interrompue par des partisans. Pas une fois.
Sur les 2 000 Allemands impliqués – tireurs, chauffeurs, ravitailleurs –, 959 noms seront publiés, après la guerre. Vingt-quatre membres des Einsatzgruppen ont été jugés. Maigre justice : à quelle aune mesurer ce qui ne peut être mesuré ?
« Babi Yar. Contexte » est un film bouleversant, affolant, sur la nature même de l’homme. Loznitsa insiste : « J’étudie la déshumanisation, comment un individu perd son humanité. La bagarre pour les meubles d’autrui a toujours cours aujourd’hui. »
Comment de simples hommes de troupe ont-ils pu se livrer à ces massacres ? Comment les proches, les voisins, ont-ils pu voir ces familles raflées sans broncher, voire profiter de leur détresse ? Il y a eu, certes, des Justes, qui cachèrent des hommes et des femmes marqués de l’étoile jaune. Mais, souligne Loznitsa, « ils étaient bien peu nombreux ». Le père Desbois enchérit : « La tentation génocidaire est une maladie humaine. Les tueurs de masse savent comment avoir des clients. Si vous attirez des gens en leur disant qu’ils auront des filles, de l’argent et du pouvoir, ça marche. Un gars qui dort à Sydney en Australie, en rejoignant Daech, veut devenir quelqu’un, et sera assassin. Entre le bien et le mal, il y a une zone grise, manipulée par les bourreaux. La conscience est fragile. » Pour Loznitsa, « la connaissance de l’histoire est la meilleure défense contre le “chronocide”, l’anéantissement par le temps ». Peut-être.
Là-bas, dans les terres de vent, entre l’Europe et la Russie, il y a Babi Yar, zone rouge. Une plaque de métal, marquée par des traces de balles, marque le lieu du massacre. Quand on marche dessus, on entend les voix des victimes. Il y a eu aussi Lviv, Odessa, Brest-Litovsk, Bronnaya Gora, Bialystock… Soit 2 700 sites de massacres nazis.
La guerre d’aujourd’hui rallume ces flammes, ravive cette mémoire de l’enfer. Le film de Sergei Loznitsa est exemplaire : le cinéma, dans ces moments-là, est un art de noblesse.