Durant des dizaines d’années, Sylvain Vergara, un Français rescapé du camp de concentration allemand, a vainement cherché à publier son témoignage. Après une longue aventure, son texte, d’une grande qualité littéraire, sort de l’ombre grâce à une petite maison d’édition.
« C’était un silence façonné d’opacité et de brouillard, semblable, peut-être, à celui qui cherche une prière et ne sachant plus prier ne trouve que des voyelles inertes. (…) [Il] entourait les pendus que le vent berçait mollement comme une folle heureuse berce ses enfants. » Ces mots nous viennent d’un rescapé du camp de concentration de Buchenwald. Il les avait couchés il y a soixante ans, dans un magnifique texte, le seul qu’il ait écrit, mais il a fallu tout ce temps pour qu’on les découvre enfin. Sylvain Vergara, c’est son nom, y fait briller le rai froid des miradors et résonner la course résignée des détenus jusqu’à la « place d’appel » et la potence, au moment fatal où les haut-parleurs crient leur matricule. Un témoignage posthume d’une grande force, mais aussi un texte dont le destin était pour lui, hélas, une histoire de survie.
Sylvain Vergara arrive à Buchenwald à 19 ans, le 16 mars 1944, catégorie « NN » (« Nacht und Nebel », « nuit et brouillard »), celle réservée aux opposants politiques destinés à être éliminés. Il vient de passer quatre semaines à Neue Bremm, un camp de torture géré par la Gestapo, et quatre mois derrière les barreaux de la prison de Fresnes, près de Paris, où il avait été emmené après son arrestation, le 25 octobre 1943. Après une première « classique » à l’Institut protestant de Glay, un internat du Doubs, il vivait chez ses parents, dans le presbytère parisien de l’Oratoire du Louvre, où son père était pasteur. Sa vie a basculé quand les Allemands l’ont arrêté.
A Buchenwald, c’est l’un des plus jeunes déportés politiques. Un jour, son numéro, le 29 909, cousu sur sa veste, est appelé dans les haut-parleurs. Il se trouve alors à l’infirmerie et comme il délire sous le coup de la fièvre, le kapo le croit assez proche de la mort pour le laisser tranquille. « Neun und zwanzig neun hundert neun », répétera toute sa vie le déporté…
Son poids ne dépasse pas 40 kilos, le 11 avril 1945, quand il quitte ce camp où sont mortes des dizaines de milliers de personnes, fusillées, pendues, brûlées, suicidées. Le 7 mai, il retrouve Paris et ses parents : sa mère, Marcelle, qui fut elle aussi détenue un temps à Fresnes, et son père, Paul, qui chaque dimanche appelait ses paroissiens à déjouer les rafles. Le couple avait monté un réseau de résistance au sein de l’œuvre sociale du temple de l’Oratoire, La Clairière. Le sauvetage d’au moins soixante-trois enfants juifs leur vaudra la médaille des Justes à titre posthume.
« Syndromes post-traumatiques »
Un jour d’après-guerre, lors d’une dispute, Sylvain lance pourtant à son père : « Tu n’y étais pas. Tu ne peux pas comprendre ! » Naguère turbulent et joyeux, pianiste autodidacte, amoureux de Nerval et des Romantiques, il revient de cet enfer paumé, brisé. « Il faut que tu trouves un travail », gronde son père après un an d’errance. Le jeune homme postule pour un job de « fort des Halles », ces porteurs de carcasses des boucheries du ventre de Paris, raconte sa fille cadette, Anne Vergara, 65 ans. Retoqué : pas assez costaud. Il loupe ensuite un entretien pour une place de majordome. Sylvain le bien nommé n’aime plus que les forêts, les animaux, la nature. Il suit des cours du soir d’horticulture pour travailler à l’INRA, et entraîne Yvonne, une jeune juive néerlandaise recueillie par ses parents après la rafle du Vel d’Hiv, cultiver des glaïeuls et des vers à soie dans un vieux mas cévenol.
Entre déménagements et nouveaux boulots – depuis Buchenwald, Sylvain Vergara n’est plus très doué pour les relations humaines –, un projet de livre mature secrètement. Les six enfants nés après son mariage avec Yvonne, en 1954, s’inquiètent de le voir agité et anxieux, capable de passer en deux secondes du rire au désespoir ou de vous lancer un verre d’eau à la figure pour un mot malvenu. Le soir de Noël, il s’isole sur son lit : « Son meilleur ami avait été pendu le 24 décembre à Buchenwald, explique Anne Vergara. Les syndromes post-traumatiques des anciens déportés n’étaient pas pris en charge. Ma mère essayait de nous protéger de ses souvenirs : elle a brûlé les croquis de pendus, dessinés au charbon de bois, que mon père avait rapportés de là-bas. »
Le texte prend forme. Sylvain s’est choisi un double, « Emmanuel », et ordonne son récit autour de silhouettes qui s’émacient autour de lui : une ronde de masques mortuaires aux yeux « agrandis » tels des « billes froides et teintées » ne laissant sourdre aucune angoisse, tant « ils l’avaient dépassée ». Dans les camps, on parle peu, on économise ses mots « pour ne pas fatiguer sa pensée », on évite de ressusciter les souvenirs heureux. Le jeune prisonnier s’interroge sur le « lent abaissement du moi » et sur cette foi qui, en un tel lieu, peut vous perdre. Un jour, un miroir est installé dans les blocks : les détenus décharnés iront y « contempler leur propre déchéance », se disent les nazis. En guise de pied de nez, « Emmanuel » s’adresse « un vrai sourire, chaud comme un soleil d’été ».
Les enfants Vergara revoient encore leur père raturant son texte allongé sur son lit, tandis que leur mère déchiffre ses « pattes de mouche » et tape sur sa petite machine un manuscrit en deux exemplaires, avec du papier carbone. Il tente de raconter cette « démence » qu’on ne peut « pas comprendre », parle pour ceux qui ne sont pas revenus comme son beau-frère Jacques Bruston, résistant gaulliste de la première heure, déporté et exécuté à Mauthausen. « Sans doute voulait-il expulser une partie de ses tourments et cauchemars », ajoute Eric, le benjamin des enfants. Achevé à la fin des années 1950, le récit est baptisé Les Chemins de l’aube et n’attend plus que d’être publié.
« Textes apparemment sans gloire »
Mais les éditeurs en ont déjà fini avec les témoignages des camps. L’historienne Annette Wieviorka a détaillé dans ses travaux l’effondrement éditorial de tels récits dès la seconde moitié des années 1940, jusqu’aux années 1974-1975. « Deux ans après la guerre, des auteurs rescapés soulignent déjà dans leurs préfaces qu’ils ont eu le plus grand mal à trouver un éditeur ou s’excusent que le genre de livres qu’ils proposent ne soit guère vendeur », explique l’historien Laurent Joly, qui, en 2016, a analysé avec sa collègue Françoise Passera, de l’université de Caen, les témoignages en tout genre sur la France des années noires. « Dès la fin des années 1940, l’édition préfère les récits d’aventure – un témoignage héroïque d’aviateur ou de marin – à ceux d’anciens rescapés et à la littérature du martyrologe. »
Les mois passent. Personne ne téléphone. Sylvain Vergara a tenté de décrire l’indicible, accroché son récit à la littérature, banni les bons sentiments, mais tout le monde s’en fiche. Cette indifférence le crucifie – c’est comme si on ne le croyait pas. « Il nous demandait de mettre “déporté” sur le carnet scolaire, à côté de “profession du père” », témoigne Inès, une autre de ses filles. Sous ses cheveux en bataille, ses yeux retrouvent un peu de leur éclat bleu quand, en 1964, la revue Esprit choisit, pour célébrer les 20 ans de la Résistance, de clore un numéro spécial avec quelques « textes apparemment sans gloire » et publie les dernières pages de son manuscrit sous le titre : « Dernier jour de Buchenwald ». Vergara croit cette fois son livre lancé. Mais non.
« Je me souviens de lui dans son fauteuil club en cuir, de ses sanglots et de ses larmes qui coulaient », raconte encore Inès Vergara. Il doit rejoindre une clinique spécialisée dans les dépressions. L’ami d’une amie, Charles Salzmann, intime et ancien conseiller de François Mitterrand, lui fait rencontrer en 1985 Elie Wiesel, futur Prix Nobel de la paix. Sylvain lui confie une copie de son récit. « Il faut publier » ce texte « bouleversant », écrit Wiesel de l’université de Boston, où il enseigne. Ce rescapé de la Shoah est lui-même l’auteur d’un livre sur sa déportation à Auschwitz et Buchenwald, La Nuit, un best-seller.
Pour Vergara, l’espoir se lève enfin. Plusieurs lettres suivent, pendant quatre ans : « J’attends toujours la parution de votre livre, insiste Wiesel. Je vais tout faire pour qu’il soit lu. » Rien, toujours rien. En 1989, une très ancienne paroissienne de son père, décidée à sauver le texte de l’oubli, en fait publier quelques dizaines à compte d’auteur, sous une couverture pâle. « De toute façon, ça finira au pilon », soupire Sylvain, qui brûle lui-même, deux ans plus tard, ce qu’il croit être les derniers exemplaires, avant de mourir à Nîmes, un jour de l’hiver 1993.
Quand, fin 2021, Denis Faure, animateur des Cahiers du Centre de généalogie protestante, arrive chez les enfants Vergara, c’est d’abord pour parler du grand-père, le pasteur, le Juste, et de son réseau, La Clairière, qui servait en 1943 d’« adresse » et de lieu de réunion à Daniel Cordier et au secrétariat du Conseil national de la Résistance. Denis Faure finit d’explorer l’arbre généalogique familial lorsque Anne Vergara lui lance : « Au fait… Mon père a écrit un récit de déportation. Je vous en offre un. » Le manuscrit original a disparu, comme les deux doubles tapés à la machine, mais quelques exemplaires imprimés ont échappé à l’autodafé.
Epopée héroïque
M. Faure et son épouse sont saisis par « l’assemblage de scènes qui font comme de petites nouvelles et dessinent une série d’amitiés ». Au fil des pages défilent ainsi l’Espagnol « Santamaria », dont la mort persuade le jeune déporté que, pour survivre, il faut « abolir ses souvenirs », surtout les bons, ou « Léon » (Léon Cardin, un médecin belge rescapé), qui fait brûler le pain du gamin pour guérir sa dysenterie avec ce charbon de bois. En décembre 2021, le texte est transmis à Eric Peyrard, le fondateur d’une petite maison d’édition, Ampelos, spécialisée dans les figures et l’histoire protestantes. Sans hésiter, il fait saisir Les Chemins de l’aube pour le publier dès que possible. Et c’est ainsi que paraissent, ce jeudi 1er septembre, malheureusement sans introduction ni notes, les 112 pages signées Sylvain Vergara.
Poussée par Denis Faure, sa fille Anne a entre-temps réclamé son dossier militaire. Elle l’a reçu en mars, au moment du décès de sa mère. Dans la chemise brune envoyée par le ministère des anciens combattants figuraient la carte de déporté politique de Sylvain Vergara (1945), mais aussi les témoignages joints dans les années 1950 à sa demande de carte de « déporté résistant » (on les estime à 42 000, dont 23 000 seulement ont survécu). Sylvain Vergara, gaulliste convaincu, tenait beaucoup à ce statut, qu’il avait fini par obtenir en 1971.
« N’ayant pu trouver [Paul] Vergara, la Gestapo emmène son fils en otage », écrit, le 29 novembre 1945, le bras droit de Jean Moulin, Daniel Cordier, dans une attestation. De fait, la famille a toujours pensé qu’il était tombé au nom du réseau de La Clairière. Mais dans le dossier brun, des lettres un peu plus tardives d’anciens professeurs ou d’étudiants de l’Institut protestant de Glay attestent de l’appartenance du jeune Sylvain à un tout autre réseau de résistance, celui monté par les responsables de cet internat du Doubs.
« Pour nous, c’est une découverte, dit Anne Vergara. Les Allemands ont sans doute compris à Fresnes que mon père était membre de ce groupe du Doubs, et c’est pour cette raison qu’il a été envoyé à Buchenwald. Avec mes frères et sœurs, il nous revient maintenant qu’il évoquait des souvenirs de sabotage de trains avec des cheminots alors qu’il était lycéen… » Cette épopée-là, héroïque, aurait peut-être plu aux éditeurs. Mais, pour Sylvain Vergara, seul comptait son récit sur Buchenwald, ce livre qu’il s’était résigné à avoir écrit pour rien quand il s’est éteint.