Israël a accueilli un peu plus de 20 700 juifs de Russie et plus de 12 000 juifs ukrainiens depuis le début de la guerre.
Il y a quelques mois encore, le rabbin Yosef Hersonski hésitait à ouvrir un jardin d’enfants dans son centre communautaire juif russophone de Tel-Aviv : il manquait de candidats. Aujourd’hui, le religieux ultraorthodoxe ne prend plus de nouvelles inscriptions, faute de place dans la petite maison au milieu des gratte-ciel en construction. « Merci, Poutine ! Ma communauté a doublé, peut-être même davantage, depuis février [début de la guerre en Ukraine], s’exclame cet Israélien né en Union soviétique et qui a longtemps officié en Russie, avant d’y être interdit de séjour en 2017. Les gens qui émigrent aujourd’hui sont issus des grandes villes, ils viennent de milieux privilégiés. La communauté est bien plus forte grâce à eux. »
Dans son centre, baptisé Jewish Point, Ukrainiens et Russes se mélangent, des enfants circulent joyeusement entre les tables et, dans la pièce voisine, trois adultes télétravaillent en russe, malgré le brouhaha. Le samedi, la salle principale devient une synagogue, le soir, on y tient des lectures et des conférences. Casquette vissée sur la kippa et trottinette électrique à portée de main, le rabbin accueille tout le monde, croyant ou pas. La plupart des Russes juifs en Israël ne sont pas religieux et cette nouvelle vague ne fait pas exception : « 30 % de ma communauté se dit athée », confirme-t-il.
Pas besoin de visa
Dans la foulée de la guerre lancée par Vladimir Poutine, le 24 février, Israël se préparait à un afflux de réfugiés ukrainiens ; les émigrés russes sont finalement les plus nombreux. Selon les autorités, ces six derniers mois, un peu plus de 20 700 juifs de Russie ont fait leur alya contre 12 500 Ukrainiens.
S’y ajoutent ceux qui possédaient déjà la nationalité israélienne « et gardaient leur passeport dans un tiroir, au cas où », note Larissa Remennick, sociologue à l’université israélienne de Bar-Ilan, elle-même arrivée de Moscou lors de la grande vague d’émigration des juifs soviétiques, au début des années 1990. « D’autres vivaient entre les deux pays, faisaient déjà des allers-retours. » En plus des subventions accordées à tout candidat à l’alya, Russes, Ukrainiens et Biélorusses ont droit à une allocation supplémentaire. Pour les juifs russes, Israël est une destination idéale : contrairement aux pays européens, Israël n’exige pas de visa.
Beaucoup sont arrivés entre mars et avril, sur fond de rumeurs de fermeture des frontières. Fin février, Nataliia Faibisovich et son mari ont supprimé leurs comptes sur les réseaux sociaux et acheté des billets d’avion, embarquant leur fille de 3 ans, leurs petits frères respectifs, promis au service militaire en Russie, et la petite amie de l’un d’entre eux. « Nous avons des proches qui vivent ici. C’était la décision la plus rapide à prendre », justifie la jeune Russe de 28 ans, qui télétravaille pour une entreprise tchèque dans les locaux de Jewish Point ; elle y fait aussi garder sa fille, sans être religieuse.
La famille a débarqué sur un visa de tourisme délivré à l’aéroport, avant d’obtenir des papiers israéliens, en prouvant leurs racines juives. Malgré leurs deux salaires (son mari est cuisinier), leurs revenus ne cessent de se dévaluer face au shekel israélien. « En Russie, j’avais un très bon salaire. Aujourd’hui, je gagne l’équivalent de ce que gagne une femme de ménage ici », déplore-t-elle. Faute de parler l’hébreu, elle n’a, pour l’instant, pas accès à bon nombre d’emplois en Israël.
Argent bloqué en Russie
Près d’un million d’immigrants se sont installés en Israël à la chute de l’Union soviétique, formant la plus grosse communauté du pays, au fort poids politique. Beaucoup vivent dans les périphéries, parfois dans les colonies israéliennes des territoires palestiniens occupés. Les émigrés de 2022, bien moins nombreux et issus de la bourgeoisie urbaine, sont concentrés dans les grandes villes de la côte. « Beaucoup ont des problèmes pour vivre dans ce pays qui est terriblement cher, remarque Larissa Remennick. La situation est très instable, les gens ont des doutes sur le fait de vivre ici et ils se rendent compte que la guerre ne va pas s’arrêter demain. » L’un des principaux obstacles, pour eux comme pour les retraités installés en Israël depuis des années, reste l’accès à leur argent en Russie. Les banques israéliennes bloquent les transferts depuis un certain nombre d’établissements russes, conformément aux sanctions internationales. Le ministre des finances israélien, populaire parmi l’électorat russophone, a tenté d’intervenir – en vain.
« Fin mars, je n’avais plus d’argent, je n’avais plus accès à mes comptes et ma famille ne pouvait pas m’aider parce que le coût de la vie a explosé en Russie, explique Daria, venue étudier quelques mois plus tôt en Israël et qui préfère taire son nom de famille. En mai, j’ai obtenu la nationalité israélienne et j’ai pu recevoir les aides. » Son épargne en Russie reste bloquée. La jeune fille hausse les épaules : elle va rester ici, dans son appartement à Bat Yam, banlieue sud de Tel-Aviv où vit une grosse communauté russophone, « au moins jusqu’à ce que la guerre soit finie ». En attendant, elle apprend l’hébreu.
Israël n’a pas pris directement de sanctions, mais le pays est tributaire des décisions internationales. Soucieux de préserver la communauté russe sur son territoire mais aussi ses intérêts en Syrie, où il bombarde des cibles iraniennes avec l’accord de la Russie, il s’efforce de ménager Moscou depuis le début de l’invasion en Ukraine. Les relations se sont tendues, ces dernières semaines : le gouvernement russe menace de fermer l’Agence juive dans le pays, chargée notamment des programmes éducatifs et culturels juifs.
Discrétion israélienne
Beaucoup de nouveaux arrivants approuvent la discrétion israélienne : ils craignent pour leurs familles et les quelque 150 000 juifs toujours en Russie. « J’ai peur de parler de la guerre avec ma mère et ma sœur, je sais que nous sommes surveillées, poursuit Daria, qui parle vite, ses mains aux ongles rongés agrippées à sa tasse de café. Avant la guerre, c’était vivable. Même si pour des personnes comme moi, juives et homosexuelles, c’était compliqué… »
Robe noire élégante et manucure parfaite, Maria Peleshenko a fui car, pour elle aussi, rester était devenu impossible. « Nous, qui travaillions dans le high-tech, accumulions les succès. On pensait que le gouvernement était fou, certes, mais pas dangereux. Puis on s’est réveillé le 24 février, sous le choc. C’est de la folie ce que les autorités russes font aujourd’hui ! » La jeune femme de 35 ans raconte les arrestations, les lois de plus en plus autoritaires, l’étau qui se resserre sur les citoyens les plus sceptiques face à la guerre…
« Les Ukrainiens sont des réfugiés, je ne le suis pas. J’ai de la famille ici. Et puis, nous ne sommes pas sous les bombes en Russie », explique-t-elle, attablée dans un café branché du sud de Tel-Aviv. En Israël, elle a expérimenté sa première alerte à la roquette, début août : attaqué par l’armée israélienne à Gaza, le Djihad islamique palestinien a répliqué. Mais Maria, comme beaucoup d’immigrés russes, se sent coupée du conflit sur place. Elle est tout entière accaparée par la guerre « suicidaire » de son pays contre l’Ukraine. « Notre génération est traumatisée, on se sent coupable d’être complices », résume-t-elle.
Clothilde Mraffko