Patron d’une usine de sertissage, Léo Frank est accusé d’avoir violé, puis tué une ouvrière de 13 ans. Il est lynché par les habitants de Marietta.
Le 16 août 1915, la prison de Milledgeville près d’Atlanta est prise d’assaut par 25 hommes armés. Parmi les assaillants, il y a un ancien gouverneur de Géorgie, le fils d’un sénateur, un juge, un pasteur, des shérifs, des maires, des avocats, des banquiers, de riches fermiers. D’habitude, ils se rencontrent sur un terrain de golf, mais un petit lynchage, voilà qui brise la routine. Ils se font appeler les Chevaliers de Mary Phagan. Ils en ont après un détenu nommé Léo Frank, âgé de 31 ans et dont la condamnation à la pendaison vient d’être commuée en détention à vie. Cette décision a rendu furieuse toute la population de la Géorgie, qui a donc décidé de faire justice elle-même en pendant l’industriel juif. Celui-ci est accusé d’avoir violé et étranglé une de ses ouvrières de 13 ans nommée Mary Phagan.
La robe retroussée autour de la taille
Voici l’histoire : dans la nuit du 26 au 27 avril 1913, le veilleur noir de l’usine de Léo Frank, Newt Lee, découvre le corps sans vie d’une fillette au sous-sol, près de la chaudière à charbon. Il téléphone aussitôt aux flics, craignant d’être accusé du meurtre. À l’époque, il suffit pour un Noir de sourire à une fillette dans la rue pour se retrouver la corde autour du cou. Les policiers arrivent très vite. Ils font les premières constatations : la robe couleur lavande de l’enfant est retroussée autour de la taille, une bande de son jupon lui serre encore le cou. Son visage est noirci et marqué comme s’il avait été traîné sur le sol couvert de poussière de charbon. Des traces de lutte sont visibles.
Le cadavre est bientôt identifié comme celui de Mary Phagan, une jeune ouvrière de l’usine. À l’évidence, elle a été violée. De nombreuses empreintes de pas et même des traces de doigts ensanglantées sont visibles, mais les flics, incompétents, oublient de les relever. On découvre le chapeau et les chaussures de la victime déposés sur un tas de détritus avec deux feuilles de papier sur lesquelles quelques mots ont été tracés maladroitement qui semblent incriminer un Noir du crime. Mais est-ce bien elle qui a tracé ces lignes ?
Coupable idéal
Vers six heures, les enquêteurs partent chercher Frank chez lui. Il donne l’impression d’avoir peur. Quand les flics lui demandent s’il connaît une certaine Mary Phagan, il répond que non. C’est louche, car la veille, il l’avait convoquée pour lui verser un reste de salaire. Pour autant, les flics commencent par concentrer leurs efforts sur le gardien de nuit. Normal, il est noir. Et tout le monde sait que les Noirs ne rêvent que de violer les fillettes blanches. Pourtant, les enquêteurs se détournent rapidement de lui pour concentrer leurs efforts sur Frank qui, décidément, a des réactions bizarres. D’autant qu’un jeune employé de 13 ans leur affirme que le patron flirtait avec Mary au point de l’effrayer.
Autres faits curieux : l’après-midi du crime, Léo Frank a plusieurs fois fait changer ses horaires au veilleur de nuit, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant. Pas la peine de chercher plus loin, c’est lui le coupable. La conviction des flics est faite : le jeune patron juif est un être libidineux qui exploite sans vergogne des enfants dans son usine. Ils le mettent en état d’arrestation le 29 avril 1914 bien qu’il ait présenté un alibi en béton pour la nuit du viol. La presse locale tombe à bras raccourcis sur ce merveilleux coupable.
C’est qu’à cette époque, les juifs sont haïs en Géorgie car ils exploitent la misère des petits Blancs du Sud. Prenons le cas de Mary Phagan : à 13 ans, cela fait déjà deux ans qu’elle travaille près de 55 heures par semaine sur une machine à sertir pour le salaire de misère de 4,05 dollars. Dans le sud des États-Unis, ils sont ainsi des milliers de mômes et bien plus encore d’adultes à être exploités par une bourgeoisie juive sans pitié. Et Léo Frank est leur digne représentant en dirigeant son usine d’une main de fer. Alors cette accusation de viol et de meurtre est du pain bénit pour les petits Blancs d’Atlanta.
Mais, coup de théâtre, le 1er mai, un balayeur noir de l’usine nommé Jim Conley est arrêté après avoir été surpris en train de laver une chemise tachée de sang. Les soupçons se portent sur lui. Trois semaines plus tard, poussé dans ses retranchements, il affirme que Frank l’aurait payé deux cents dollars pour se débarrasser du corps de la petite Mary qu’il venait de violer et de tuer. Il explique avoir eu trop peur de refuser d’obéir à un Blanc, d’autant plus que c’est son boss. Il aurait donc traîné le corps de la fillette jusqu’à la chaudière pour l’y brûler. Avant de l’y enfourner, il serait remonté dans son réduit pour boire et se serait endormi. C’est pendant ce temps que le balayeur de nuit a découvert le cadavre. Conley accuse aussi le directeur de lui avoir dicté les deux mots retrouvés près du corps. Les flics acceptent l’histoire. C’est bien la première fois que le témoignage d’un Noir est pris en compte pour condamner un Blanc. Inutile de dire que la presse locale, régionale et nationale se régale de cette histoire qui fait bondir les ventes. Elle en rajoute dans l’horreur et les mensonges. Elle trace le portrait d’un Frank pervers sexuel harcelant son personnel. Bref, l’affaire est simple : Frank a violé, puis étranglé la petite Mary qu’il avait convoquée pour lui remettre sa paie.
Commuée en prison à vie
Le 24 mai 1914, Léo Frank est inculpé. Le 28 juillet, il passe en jugement. Le 25 août, il est condamné à mort. Quant à Conley, il n’a droit qu’à un an de prison. Durant les deux années suivantes, Frank se bat comme un beau diable pour démontrer son innocence. Peine perdue. Il multiplie les appels. Même la Cour suprême fait la sourde oreille. Pourtant, les témoignages disculpant Léo se font plus nombreux dans la presse. Ainsi, un repris de justice jure qu’il était avec Conley la nuit du meurtre en train de jouer aux cartes dans l’usine quand celui-ci serait monté à l’étage, aurait trouvé Mary et l’aurait assassinée pour lui piquer sa paie. Il assure même avoir été témoin du meurtre. Mais ce témoignage, comme d’autres, est négligé par la police. Frank reste condamné à être pendu haut et court. Il n’y a plus qu’une grâce du gouverneur de Géorgie pour commuer sa peine en prison à vie.
Justement, il prend courageusement cette décision le 21 juin 1915, après avoir longuement épluché le dossier. Courageusement, car il sait que la population de tout l’État réclame à corps et à cris la pendaison. Dès que sa décision est rendue publique, des centaines de personnes entourent sa villa, l’obligeant à fuir. Puis la foule décide d’aller chercher Léo Frank dans la prison de Milledgeville où il se trouve, pour le lyncher. Mais un codétenu de Frank leur a coupé l’herbe sous les pieds en lui tranchant la gorge. Par miracle, l’industriel juif s’en tire. C’est alors que des notables de l’État décident de créer la société des Chevaliers de Mary Phagan pour enlever Frank et le pendre.
Une opération commando
L’opération est menée comme une intervention militaire. Au sein du commando, chacun est chargé d’une tâche précise à effectuer. Un électricien coupe les câbles pour isoler la prison. Des mécaniciens restent au volant afin d’éviter toute panne des huit automobiles utilisées par la troupe. D’autres sont chargés de vider le réservoir des voitures dans le garage de la prison pour empêcher les poursuites. Le directeur de la prison et le gardien spécialement affecté à la surveillance du prisonnier sont neutralisés. Un dernier groupe d’hommes tire le prisonnier de sa cellule pour le traîner hors de la prison et le jeter dans l’une des voitures.
Le convoi roule jusqu’à Marietta, la ville natale de la jeune Mary Phagan. Tout le monde descend. Scène de lynchage classique : le chef du commando demande à Frank d’avouer son crime. Celui-ci se contente de répondre : « Je pense davantage à mon épouse et à ma mère que je ne l’ai fait de toute ma vie. » Le chef : « M. Frank, nous allons faire ce que la loi a dit de faire, vous pendre par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive. » Le condamné se borne à demander qu’on remette son alliance en or à son épouse. Ce qui sera fait. Un mouchoir blanc est fixé rapidement sur ses yeux. On le fait monter sur une table. Le bourreau lui passe le nœud de la corde autour du cou et jette l’autre extrémité au-dessus de la branche d’un arbre. La table est enlevée. Le condamné gigote dans les airs. À 7 heures du matin, le 17 août 1915, le cadavre du juif Léo Frank se balance au bout d’une corde.
La nouvelle se répand immédiatement aux alentours. Des dizaines de curieux arrivent à pied, à vélo, à cheval, en voiture. Des hommes, des femmes et des enfants. Certains ont des appareils photo pour immortaliser la scène. À minuit, tous les juifs de Marietta ont fui par peur des représailles ou du boycott de leur commerce. Ils sont bientôt imités par la moitié de la communauté juive de Géorgie. Le jour même du lynchage, les autorités ouvrent une enquête qui, bien évidemment, n’aboutira pas, même si tout le monde connaît les membres du commando. Leurs noms ne seront officiellement révélés qu’en 2000.
Frédéric Lewino et Gwendoline Dos Santos