LA BOÎTE A BOUQUINS DE FORESTIER. L’histoire a retenu les usines gigantesques et le succès du Model T. Elle a mis de côté les accointances nazies et l’antisémitisme profond de Henry Ford. Le livre de Neil Baldwin revient sur cette face sombre du magnat de l’automobile.
Il est le seul Américain à être cité dans « Mein Kampf » – et il en tirait fierté. Henry Ford, l’homme qui a mis la voiture à la portée de l’homme de la rue, le génie de l’organisation, l’inventeur du travail à la chaîne, était un antisémite de la plus belle eau. Neil Baldwin, auteur de « Henry Ford and the Jews. The Mass Production of Hate », ressuscite une mémoire oubliée – ou dissimulée. Plongeant dans les archives, exhumant la correspondance, soulignant les déclarations de Ford, relisant ses articles, Baldwin met à nu l’ignominie d’un homme unanimement considéré comme un héros – mais dont l’esprit sent la sentine. Titulaire de la Grand-Croix de l’Aigle Allemand décernée en 1938 par deux consuls du Reich, Henry Ford a écouté avec plaisir les diplomates nazis louer son action « pour la cause de la paix, comme le Führer », et son « idéal humanitaire ». Moyennant quoi, en vendant les fameuses Model T (16 millions d’exemplaires !), certains concessionnaires offraient aux clients un exemplaire du pamphlet de Ford, titré « The International Jew ». Ce dernier ouvrage (qui n’a pas de copyright, de façon à être reproduit gratuitement), est toujours disponible à la vente aujourd’hui, notamment sur les sites fachos américains.
Né le 30 juillet 1863, juste après la sanglante bataille de Gettysburg, deuxième enfant d’une portée de huit, Henry Ford était issu d’une famille irlandaise chassée par la famine de 1847. Surnommé « Crazy Henry », il réussit en 1896 à construire un quadricycle rudimentaire qui avançait à 30 km/h. Pénétré de la lecture d’un ouvrage d’Orlando J. Smith, « A Short View of Great Questions » (1899), Ford nota avec intérêt que ce dernier estimait que « le judaïsme discrédite l’immortalité de l’âme ». Qui a provoqué la guerre de Sécession ? « Les Rothschild d’outre-mer ». Qui a crucifié le Christ ? Qui mine les valeurs de la société occidentale ? Qui a partie liée avec les bolcheviques ?
1920. Alors que Ford a implanté une usine colossale à Dearborn, dans la banlieue de Detroit, il engage un « conseiller spirituel » avec une ligne de conduite : « Introduire Jésus Christ dans l’usine ». Sollicité pour être candidat à la Maison-Blanche, Ford a une idée : il va créer un journal pour exprimer ses vues et ses opinions. Ce sera le « Dearborn Independent », publication qui va devenir célèbre avec la traduction des « Protocoles des Sages de Sion », catéchisme de la prétendue conspiration mondiale des juifs pour dominer la Terre. Il s’agit d’un faux fabriqué par la police tsariste, mais Ford le présente comme un document authentique, qui permet de détecter la marque de l’Antéchrist. Les « Judéo-Mongols » menacent la civilisation. Ford : « On ne peut pas les différencier. Il faut les attaquer en masse. Ils font tous partie du même système. » Ainsi, le « Dearborn Independent », jour après jour, mène une « campagne éducative ». Et Ford, héraut d’une idéologie appréciée en Allemagne sous le nom de « Fordismus », ouvre en 1930 une usine à Cologne. La presse locale le baptise : « Plus grand Prussien d’Amérique ». Mais aux Etats-Unis, attaqué par les associations juives, Ford martèle : « Je ne suis pas un ennemi du peuple juif. » Il précise : « D’ailleurs, j’en emploie plusieurs milliers. Et mon usine a été construite par Albert Kahn. »
Son leitmotiv : « America First »
Admiré par Fritz Kühn, le führer du Bund (l’association des nazis américains), soupçonné de recevoir des subsides de Berlin (ce qu’il niera toujours), Henry Ford est dans les petits papiers des chemises brunes, avec un autre héros, Charles Lindbergh (qui a reçu une médaille des mains de Goering). Ce dernier va devenir consultant chez Ford. Lequel commence à prêter l’oreille aux discours de Gerald Smith, un prédicateur populiste du Sud, très en vogue, notamment grâce à la radio. Son leitmotiv : « America First ». En 1945, cependant, les soldats américains entrent en Allemagne. A Cologne, ils découvrent que l’usine Ford-Werke emploie des prisonniers, travaillant douze heures par jour pour 200 grammes de pain.
La fin de cette histoire aux relents pestilentiels est édifiante : Henry Ford est mort en 1947, après s’être tortillé, se contredisant, s’excusant, se reprenant, selon Neil Baldwin. Qui conclut son livre – magnifiquement documenté – par un détail : la diffusion de « la Liste de Schindler », de Steven Spielberg, à la télé américaine le 23 février 1997, a été sponsorisée par … la Ford Motor Company. Baldwin ajoute : « Voilà qui ne manque pas d’ironie. »