Elle a fait partie de ces familles juives arrêtées et déportées depuis Nice. C’était pendant la dernière guerre, dans ce qui fut longtemps la zone libre. Et ne l’a plus été. Martine Helene Barda-Meer s’en est allée, à 97 ans, ce vendredi 5 août, après une vie d’une grande générosité.
Elle a décidé elle-même, avec ce cran, cette force et cette détermination chevillés au corps, qui l’ont accompagné tout au long de sa vie, que la date de son 97e anniversaire serait aussi celui de son départ. Elle n’en pouvait plus, après l’annonce de cette tumeur du pancréas qui la rongeait. Il fallait que le chemin s’arrête.
« Elle a dit au médecin qu’elle était égoïste. Le médecin a répondu : ‘Madame, je ne vous connais pas mais j’ai du mal à croire que vous êtes égoïste’« , raconte son fils Olivier David Barda. « J’ai été son canal pour expliquer que c’était l’heure de partir, qu’elle avait fait son job et qu’elle pouvait partir tranquille. Qu’elle devait enfin penser à elle… »
Elle a choisi. Et le soir du 1er Aout, elle s’est endormie profondément, accompagnée de son fils Olivier.
Ensemble jusqu’au bout
Ensemble, ils ont tout organisé, tout préparé, tout planifié. Ensemble, ils sont restés, lui à dire, elle à écouter. « J’ai passé 4 jours à son chevet à lui parler et, le dernier jour, elle m’a fait un signe pour me dire au-revoir. J’ai tout dit, peut-être 10% de ce qu’on ne s’est pas dit, mais le noyau était là. Et je suis tellement chanceux d’avoir pu le faire. Tellement de gens s’en vont dans les Ehpad dont les enfants ne savent pas qu’ils auront des remords à vie car ils n’auront rien pu exprimer… »
De Paris à Nice
Martine Helene Meer est née à Paris le 1er aout 1925. Son père Raymond est ingénieur. Il inventera d’ailleurs des verres qui se fractionnent au lieu de se casser afin que les gens ne se blessent pas. Sa mère Doris, née Hassan, a déjà eu, trois ans plus tôt, un premier enfant. Un garçon.
La famille a des origines ukrainienne et libyenne. La petite Martine grandit dans l’appartement du 35 rue Marbeuf (Paris VIIIe). Son enfance est heureuse. Seul son frère aura des problèmes d’antisémitisme durant sa scolarité. Ils sont liés à son meilleur ami dont le nom, Levy, ne peut cacher la judéité
En septembre 1939, Raymond et Doris commencent à sérieusement s’inquiéter de la situation. Elle a 14 ans quand sa famille quitte la capitale pour s’installer dans l’Eure. Puis ce sera à nouveau Paris, hébergé chez des amis où elle connaît les caves et les abris à chaque bombardement. La famille repart vers Castre cette fois ci, puis pose ses valises à Nice.
Un témoignage pour l’Histoire
En juin 2021, alors qu’elle témoigne devant la caméra du Mémorial de la Shoah, elle raconte : « Ma mère et moi avons trouvé un appartement à Nice, avenue Primerose, où mon père et mon frère nous ont rejoints. Il y avait un pianiste juif dans la villa et on a su qu’on déportait les Juifs étrangers. Mes parents ont eu peur car des gens en dénonçaient d’autres dans ce quartier. On est partis en bicyclette dans un petit village, Gilette, où on pensait être en sécurité. On y a habités, cachés. Mon père ne travaillait pas. Mon frère (Henri-Michel) était parti à Marseille pour ses études de chimie. »
Son témoignage fait partie des 1646 interviews enregistrées en France pour la Fondation des survivants de la Shoah. Il y en a 38.569 autres dans 49 pays, en 30 langues différentes.
Steven Spielberg, sous le choc, en Pologne lors du tournage de son film La liste de Schindler, a décidé en 1994 d’aller au-delà de son œuvre cinématographique. L’enregistrement des récits des derniers survivants de l’Holocauste dans le monde est une mémoire numérique que le cinéaste lance afin de conserver l’Histoire telle qu’elle nous aura été transmise par ceux qui l’ont vécue et qui ont réussi à survivre. « Il est essentiel que nous voyions leurs visages, entendions leurs voix et comprenions que ce sont des gens ordinaires, comme nous, qui ont subi les atrocités de la Shoah. »
Deux files : la vie d’un côté, la mort de l’autre
Martine Helene Meer se souvenait très bien du jour où tout a basculé. « Un soir vers minuit j’étais couchée. La porte de ma chambre s’ouvre et je vois un Allemand qui crie : ‘Descendez, laissez tout, prenez une couverture, dépêchez-vous !’ Dehors, un car nous attendait avec des Allemands et leurs mitraillettes et des Français qui aidaient les Allemands. Ils nous ont emmenés à hôtel Excelsior, près de la gare. On est resté là en essayant de s’échapper en vain. »
La Niçoise d’adoption continue. « On se disait que, en pleine ville, des gens s’en apercevraient. Je suis enfermée et je ne comprenais pas qu’il n’y ait aucune réaction dans la ville. C’est la première constatation que j’ai fait. Quand nous sommes partis, en rang, vers la gare, j’étais consternée que personne ne nous aide pour s’évader. »
Ensuite ce sera Drancy, où chacun avait une tâche. « On n’imaginait pas ce qui pouvait arriver après« , disait-elle. « Des personnes se sont suicidées. On était conscient, mais on ne comprenait pas encore très bien tout car il y avait une organisation extraordinaire. »
Et puis, il y aura les convois, les wagons à bestiaux, destination Auschwitz Birkenau. L’arrivée, de nuit ou de jour, elle ne s’en souvenait plus trop. Mais ce qu’elle gardait en mémoire, c’était les cris, le bruit, beaucoup d’agitation, les dégradations, la nudité, les loques, les poux, la vermine, le typhus…
Et toujours -toujours- l’organisation : une file, c’est la vie ; une file, c’est la mort. Et personne n’en savait rien. On lui tatoue un numéro : A7146. Son père a été dirigé vers une file. Sa mère et elle vers une autre…
Comment décrire l’inimaginable
À la libération du camp par les Russes, elle ne retrouvera ni l’un, ni l’autre. « Je n’ai pas parlé pendant très longtemps. Les gens posaient des questions et, comme ils n’avaient aucune notion de l’horreur parce qu’ils ne peuvent pas comprendre ce qui est inimaginable, je me suis tue. On était revenu d’un autre monde et je pense que comme moi beaucoup n’ont plus parlé » pendant très longtemps.
À la fin de la guerre, elle retrouve une tante et son cousin à Sartrouville (Yvelines). Elle est encore mineure et son tuteur est un oncle qui vit à Nice. Elle le rejoindra un temps, avant de repartir chez une autre tante, à Paris.
De retour à Nice
Deux ans plus tard, elle épouse un grand résistant qui habitait cette même rue Marbeuf où elle a grandi. Avec lui, facile de parler de ce que l’on a connu. Raymond Levy est le père de l’écrivain Marc Levy. Elle divorcera, quelques années plus tard, avant de retrouver Jacques Barda. Ils sont parents. Elle le connait depuis l’âge de 4 ans. Elle adopte un enfant. Son fils. Olivier David. Jacques le prend sous son aile.
En 1967, fin des amours. Martine divorce à nouveau et part s’installer à Villefranche-sur-Mer (Alpes-Maritimes). Nous sommes en 1978. La Darse reste un très beau souvenir qu’elle a longtemps partagé avec son fils. C’est un lieu unique pour eux deux.
Comme à Paris, elle continue son activité d’antiquaire dans le magasin L’herbe mouillée, au bout du cours Saleya, à Nice. En 1980, elle achète un appartement avenue du Capitaine Scott. Elle ne le quittera plus. La voilà définitivement de retour à Nice.
Devoir de mémoire
Roger Chaouat est un ami de la famille Barda-Meer. Il a accompagné Martine Helene à l’inauguration du mémorial de la Shoah, au cimetière israélite du château de Nice. C’était le 30 janvier 2020. « Elle était sensible aux commémorations par rapport à son propre vécu« , explique-t-il.
« Elle avait le souci de transmettre ce vécu à ses petits-enfants. Elle me stupéfiait parce qu’avant sa maladie, elle était très autonome et ça lui tenait à cœur. D’ailleurs, elle a conduit sa voiture jusqu’à il n’y a pas très longtemps! C’était une force de la nature. Avec une lucidité incroyable qu’elle a conservé jusqu’au bout. Je garde le souvenir d’une dame qui maniait le second degré, affrontait tout avec beaucoup d’autodérision et d’humour. Martine avait énormément de classe et une élégance exemplaire. »
Martine Helene Barda-Meer avait à coeur de participer au devoir de mémoire. Parfois dans les écoles azuréennes, mais aussi lors des journées de commémoration. Nous l’avions rencontrés lors d’un hommage aux victimes de crimes racistes et antisémites, le 18 juillet 2021
Difficile d’expliquer l’inexplicable. « Comment voulez-vous que quelqu’un de normal puisse comprendre quelque chose d’anormal ?« , disait-elle
Elle pensait que les voyages de la mémoire étaient utiles, mais elle n’est jamais retournée à Auschwitz-Birkenau (Pologne). « Une fois que vous n’avez plus les Allemands dans un camp, plus la cheminée qui brûle en vous disant que, peut-être, c’est ma mère ou mon père, que les choses ont reverdi parce que la nature reprend ses droits là où il n’y avait que de la pierre… C’est un devoir de témoigner maintenant que les années ont un peu passé, mais y retourner… »
Obsèques vendredi 12 août
Olivier David avait 1 an et demi quand Martine Helene Barda-Meer l’a adopté. Il reste son fils unique. Ses mots en disent beaucoup plus qu’ils ne l’expriment sur la dévotion que cette rescapée d’Auschwitz a suscité autour d’elle.
« Quel bonheur d’avoir pu accompagner ma mère jusqu’à la fin. Ca ne pouvait pas être autrement. « Je n’ai de douleur, pas de souffrance… J’ai uniquement un immense manque, une immense tristesse et du chagrin, mais je suis heureux dans son départ. Elle ne pouvait pas rester comme ça, c’était impossible. »
Les obsèques auront lieu ce vendredi 12 août, à Nice.