Comment Daniel Levi est devenu Moïse dans «les Dix Commandements»

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Le premier rôle de la comédie musicale à succès est décédé ce samedi à l’âge de 60 ans. Retour sur le spectacle qui en a fait une star.

Août 2000. Dans les campings, les boums des colonies de vacances, la France danse. Et elle a trouvé son slow de l’été, une chanson d’amour, une chanson d’espoir aux paroles vibrantes d’émotion. Son titre : « l’Envie d’aimer », sur l’album des « Dix Commandements », comédie musicale qui fera bientôt un carton (1,8 million de spectateurs à travers le monde) sur la scène du Palais des Sports de Paris. Son interprète est Daniel Lévi. Le chanteur de ce tube, décédé samedi d’un cancer du côlon, à l’âge de 60 ans, y incarne Moïse. Le rôle d’une vie pour ce natif de Constantine (Algérie), qui se battait depuis des années contre la maladie et laisse derrière lui quatre enfants. La petite dernière est née il y a un mois à peine.

Venu en France très jeune, avec sa famille, Daniel Levi grandit à Lyon, dans le quartier populaire de la Duchère. « On se connaît depuis l’âge de 8 ans, nos familles étaient très proches », raconte Albert Cohen, coproducteur de la comédie musicale. Daniel a fait sa route, des études, et peu de gens le savent, mais il a été premier prix de piano au conservatoire de Lyon, c’est un vrai musicien de formation classique, il faisait la fierté de tout le monde ».

Gloria Gaynor, Michel Legrand et Alfred de Musset

Enfant plutôt « bagarreur », selon son ami d’enfance, le gamin sait qu’il veut faire de la musique. Il enregistre son premier album, « Cocktail », passé plutôt inaperçu, en 1983. En plus de préparer d’autres titres, il se retrouve animateur de soirées dans des palaces parisiens ou au bord des plages de la Côte d’Azur. Il y rencontre notamment Gloria Gaynor, qui lui propose de faire la première partie de sa tournée en Europe. Mais aussi Jacques Demy et Michel Legrand, avec qui il compose la bande originale de « Parking », en 1985.

Il monte à Paris, joue dans les cafés-théâtres. C’est dans un de ces établissements du quartier de Bastille que Catherine Lara fait sa connaissance, un jour de 1990. « J’étais attablée, en train de dîner et j’entends ce type qui chante. Une voix hallucinante, inouïe, unique. Je lui dis : Mais qu’est-ce que vous foutez là ? Venez avec moi, je vous emmène ! Je lui propose de participer au projet Sand et les Romantiques, et il est devenu Alfred de Musset sur scène. Et à chaque fois qu’il chantait, j’avais les larmes aux yeux. »

Après un premier gros succès, en 1993, avec la chanson du dessin animé « Aladdin », « Ce rêve bleu » aux côtés de Karine Costa, son destin bascule quelques années plus tard, quand il devient Moïse dans les « Dix Commandements » porté par Élie Chouraqui et Pascal Obispo. « On vit peu d’aventures aussi intenses que celle-ci, ce fut un moment très fort de nos existences, et le fait de l’avoir partagé nous unit », réagit le metteur en scène, « assommé » par l’annonce du décès du chanteur.

« J’ai vu Daniel brandir les tables de la loi »

Albert Cohen, coproducteur du spectacle, raconte la genèse du projet. « Je sors du Palais des Congrès, où je viens de voir une répétition de « Notre-Dame de Paris », et je fais une crise de jalousie. Je comprends qu’on peut faire des comédies musicales en France et je me dis que c’est ça que je veux faire. On était au tournant de l’année 2000 avec toute la mystique qui l’accompagnait. Un éclair est apparu, dans mon esprit, j’ai vu Daniel brandir les tables de la loi. Moïse, c’était lui. »

Il en parle au chanteur. « On a eu un fou rire de quinze minutes au téléphone, il n’y croyait pas », raconte l’initiateur du spectacle. Élie Chouraqui se souvient du casting. « Avec Pascal Obispo, on s’échangeait des mots en papier, pendant les passages des différents candidats. Pour Daniel, on a été d’accord tout de suite. Il était passionné, habité par ce personnage. « En quelques secondes, il a fait l’unanimité, il avait la prestance, la présence, le charisme », se souvient Albert Cohen.

Le rôle est pour lui. Le coproducteur le rappelle. Nouveau fou rire. « Daniel me dit : Albert, tu es conscient que je ne serai pas là les vendredis et samedis soir [à cause du rituel de Shabbat pour la communauté juive] ? Pour une comédie musicale, ça peut être embêtant ! On a trouvé une doublure qui l’a remplacé. » Lancé en octobre 2000, le spectacle est un triomphe. « On a été pris dans un tourbillon incroyable, on n’avait pas conscience de ce qui se passait, on voyait des salles de 5 000 personnes se remplir en quelques heures, des standing ovations de quinze minutes, tous les soirs ! » se rappelle son ami.

Les membres de la troupe ne l’ont pas oublié non plus. « Ça a immédiatement collé entre Daniel et moi, se souvient Ahmed Mouici, qui jouait Ramsès dans le spectacle. Sur scène, nous partagions beaucoup de duos sur lesquels nous nous permettions parfois de l’improvisation. Il avait assez de musicalité pour pouvoir tordre les compositions, au grand désarroi de Pascal Obispo qui voulait lui interdire de changer toute la mélodie de l’Envie d’aimer à chaque fois qu’il l’interprétait. Et puis il y a la chanson Mon frère… Dans l’histoire, ce n’est pas un arabe et un juif. Mais en France, avec nos origines, cela avait un impact fort. En tant qu’artistes, le discours est fraternel et interreligieux. Cette chanson a même plusieurs lectures. Et cette fraternité avec Daniel dépassait la scène. Nous partagions la même loge. Nous étions en permanence ensemble. »

« Daniel improvisait tous les soirs sur scène et il prenait des risques, confirme Yael Naim, alors toute jeune membre de la troupe. Il parvenait à chaque fois à nous surprendre. Et on avait des frissons en l’écoutant, au point de ne plus réussir à nous concentrer sur notre rôle. C’était assez fou d’être avec lui. Il nous empêchait de tomber dans une sorte de routine. »

Notamment à travers le fameux « l’Envie d’aimer ». « C’est un deuxième Hymne à l’amour, ose Albert Cohen. Diffusé dans toutes les mairies de France pour les mariages. » Ce rôle restera son plus grand succès. « Il avait une grande honnêteté vis-à-vis de lui-même, insiste Élie Chouraqui. Je lui demandais pourquoi il ne travaillait pas avec des auteurs pour ses chansons. Il me disait : Composer, c’est ce qui me passionne, c’est ce qui restera de moi. »

« C’était la voix des anges »

« Daniel n’a pas eu le succès qu’il méritait, assure Catherine Lara, la France est un pays littéraire, pas un pays de musicien, on n’a pas l’oreille. Aux États-Unis, avec sa voix, il aurait cartonné comme un malade. Il aurait pu me chanter le bottin, j’aurais eu des frissons. Pour moi, c’est une des plus belles voix du monde. À l’instar d’un Sinatra, d’un Stevie Wonder. Il avait une immense sensibilité et il chantait avec son cœur, comme personne ». « C’était la voix des anges », souffle Élie Chouraqui.

« Il tenait à ses propres compositions, il était sans concession, très inquiet pour sa famille, avec des convictions dont il ne démordait pas et doté d’une ultrasensibilité, estime Albert Cohen. Tout le temps dans la dérision, l’intelligence, mais très solitaire finalement. Il me laisse un grand vide, un grand manque à venir. » « On avait gardé une infinie tendresse l’un pour l’autre, c’était un grand romantique, glisse Catherine Lara. Je ressens une grande tristesse. C’était une belle personne, avec une gueule extraordinaire dont la voix était le reflet de l’âme. »

« Le temps nous avait éloignés jusqu’au moment où Sandrine, son épouse, a souhaité nous remettre en contact pour refaire des concerts, poursuit Ahmed Mouici. Et c’était comme au premier jour. Depuis ce temps-là, nous ne nous sommes plus lâchés. On s’appelait régulièrement, on allait au concert de l’un et de l’autre… Jamais Daniel ne laissait la maladie prendre le dessus. »

Et jusqu’au bout Daniel Levi a voulu chanter. Comme lors de son passage dans l’émission « Mask Singer », grimé en robot, en 2020, qu’il était déjà malade. « Il était tellement courageux et bosseur, se souvient Anthony Meunier, le producteur de l’émission de TF1. Il venait aux répétitions alors qu’il n’en avait pas besoin, au vu de son niveau. Mais par respect pour les techniciens, les choristes, les danseurs et toutes les équipes, il était là. Et ce même s’il avait des chimiothérapies la veille. C’était un homme d’un courage incroyable. Mask Singer lui a fait du bien, car il pouvait oublier la maladie pendant quelques instants. Il transmettait de l’amour au public. J’ai rarement vu quelqu’un d’aussi bienveillant avec les équipes. Il nous appelait ses anges gardiens. Et je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Il ne renonçait jamais. C’était une leçon de courage, de dignité et de gratitude pour tous. » Et si la prochaine édition du concours a été tournée cet été, elle sera malgré tout dédiée au finaliste de la saison 2.

Par Pauline Conradsson et Kevin Boucher 

Source leparisien