Alors que les juifs commémorent ce week-end la destruction des Temples de Jérusalem, lors de « Tisha Beav », surnommé le « jour le plus triste » de leur calendrier, voici l’histoire des zélotes, acteurs essentiels de la révolte de l’an 66 contre Rome. Celle-ci aboutira à la seconde (et dernière) destruction du Temple de la Ville sainte.
De néfastes présages précèdent la grande révolte des juifs contre l’occupant romain (66-73 de notre ère). Dans tout le pays, avant le coucher du soleil, des chars et des bataillons armés se forment dans le ciel, annonçant le cataclysme de la bataille finale.
Lors de la Pentecôte, alors que des prêtres parcourent la cour intérieure du Temple de Jérusalem, d’inquiétants chuchotements surgissent des ténèbres. « Partons d’ici ! », disent-ils. La présence divine – la Shekhina – se prépare à quitter Jérusalem. L’autel des sacrifices s’enveloppe d’une mystérieuse lumière, les portes du Temple s’ouvrent violemment sans explication, alors qu’il faut vingt hommes pour les manœuvrer.
Un astre en forme d’épée apparaît dans le ciel, une comète au-dessus de Jérusalem persiste pendant une année. Tant de signes avant-coureurs de la fin des temps accélèrent la détermination des zélotes et des sicaires à prendre les armes contre l’Empire romain. Il ne s’agit pas d’un simple soulèvement, mais d’une guerre finale, irrationnelle et suicidaire, destinée à hâter l’avènement du Royaume de Dieu, et Son retour parmi Son peuple.
Le blasphème d’Hérode le Grand, l’élément déclencheur
Ces récits nous sont parvenus par l’historien Flavius Josèphe (37-100) (voir encadré). Ce dernier rapporte qu’avant l’émergence du mouvement des zélotes, puis des sicaires (deux mouvements de juifs opposés aux Romains, le second étant issu du premier), trois courants du judaïsme interprétaient les traditions et la Loi mosaïque (l’ensemble des préceptes donnés par Moïse et consignés dans la Torah) avec une vision religieuse doublée d’une opinion politique tranchée concernant les relations à avoir avec l’occupant romain : les pharisiens, les sadducéens et les esséniens.
Les pharisiens, dont le nom est issu de l’hébreu perouchim, « séparés », émergent au Ve siècle avant notre ère, lors de la domination perse sur le Proche-Orient. N’appartenant pas au clergé, mais consacrés à l’étude de la Loi mosaïque, ils l’interprètent, l’enseignent au peuple et arbitrent les conflits internes.
Les pharisiens croient à l’immortalité de l’âme, ainsi qu’à des récompenses et des peines décernées sous terre à ceux qui, pendant leur vie, ont pratiqué la vertu ou le vice. Ces derniers sont voués à une prison éternelle, alors que les premiers ont la faculté de ressusciter.
Les sadducéens se réclament de Sadok, grand prêtre sous le règne du roi David (Xe siècle avant notre ère). En fait, ce mouvement se développe au cours des conquêtes d’Alexandre le Grand, au IVe siècle avant notre ère. Les sadducéens refusent la Loi orale, ainsi que ses interprétations par les pharisiens, suivant à la lettre le texte de la Torah et les décrets qui s’en inspirent. Ils ne croient ni à l’immortalité de l’âme ni à la résurrection des morts, prônée par les pharisiens.
Les esséniens apparaissent quant à eux au IIe siècle avant notre ère. Ces « Fils de la lumière » sont organisés en communautés installées dans le désert, « hors du monde ». Ils considèrent l’âme immortelle : après la mort, une fois détachée des liens de la chair, elle prendra son envol joyeux vers les hauteurs.
Vers l’an 4 avant notre ère, Hérode le Grand, placé sur le trône de Judée par Auguste, orne le portail du Temple de Jérusalem d’un immense aigle d’or, au mépris de la Loi juive qui interdit la représentation de figures d’animaux.
Une quarantaine de jeunes gens entreprennent de jeter l’aigle d’or à terre et de le mettre en pièces à coups de hache. Impitoyable, Hérode fait brûler vifs les quarante jeunes gens. « Nous avons vengé l’outrage fait à Dieu et maintenu l’honneur de la Loi dont nous sommes les disciples ! », se défendent les jeunes hommes auprès d’Hérode avant d’être menés au supplice (selon le récit qu’en fait Flavius Josèphe).
Mourir pour défendre la Loi de Moïse ! Ce coup d’éclat annonce le basculement de la jeunesse dans la mouvance zélote contre l’oppresseur romain.
Une haine croissante contre Rome
Les zélotes : cette quatrième mouvance du judaïsme émerge vers l’an 6. Elle se cristallise autour du « Cens de Quirinius », un recensement de la population de Judée décidé par Auguste et qui attire les foudres de Judas le Galiléen, inspirateur du mouvement zélote. Il ne s’agit pas de s’opposer au rattachement administratif de la Judée à la province de Syrie ou d’échapper aux nouveaux impôts qui frappent les vaincus.
Judas le Galiléen voit dans ce recensement une étape vers la servitude, et une tentative d’Auguste d’imposer l’ordre romain sur l’ordre divin. Les juifs ne sont pas du bétail et, conformément aux prescriptions divines, le peuple ne peut être compté !
Les zélotes s’accordent en général avec la doctrine des pharisiens, croient à l’immortalité de l’âme, à la rétribution après la mort des actes accomplis durant la vie et « jugent que Dieu est le seul chef et le seul maître », dixit Flavius Josèphe. Ils croient à la résurrection promise dans le livre de Daniel : « Un grand nombre de ceux qui dorment au pays de la poussière s’éveilleront, les uns pour la vie éternelle, les autres pour la honte, pour l’horreur éternelle » (Dan. 11, 2). Apparaît ainsi l’idée d’une résurrection individuelle, notamment pour ceux qui meurent au nom de leur foi.
Les zélotes, pour la plupart habitants de Galilée, seront des acteurs essentiels de la révolte de l’an 66 contre Rome. A Jérusalem, le chef de la police du Temple décrète « ne plus accepter de présent ni de sacrifice d’aucun étranger ». Les Galiléens refusent de vendre leur huile d’olive aux Romains. Malgré les efforts des sadducéens, le fossé s’approfondit entre Jérusalem et Rome. La guerre approche.
En 44, la Judée devient une province romaine. Polluée par les pratiques étrangères, elle est perçue par certains comme impropre à la présence divine. Les souffrances du peuple ne sont que « les douleurs de l’enfantement » décrites dans le livre d’Isaïe. La fin des temps est proche et les sicaires comptent bien mettre au monde le Royaume de Dieu. Issus du mouvement zélote, inspirés par les prédictions de Judas le Galiléen, les sicaires sèment la terreur.
Armés de leur poignard à lame courbée – la sica, à laquelle ils doivent leur nom –, ils vont assassiner leurs ennemis, mais aussi les juifs qui entretiennent des relations avec les Romains. En plein jour, en plein marché, au milieu de la foule, durant les fêtes, ils frappent de façon à faire couler le plus de sang possible. Des assassinats toujours très spectaculaires pour frapper les esprits.
Une fin tragique à Massada
En 66, une poignée de sicaires menés sans doute par Menahem, fils de Judas le Galiléen, s’approche en silence du rocher de Massada qui domine le désert. Parce que le site est réputé imprenable, les sicaires ont décidé que la guerre de libération commencerait là.
La vigilance des légionnaires est endormie par le rempart de 6 mètres de haut sur 4 de large qui entoure le sommet du rocher, par l’ombre rassurante des trente-cinq tours qui le surplombent, et par la protection naturelle du site, un plateau inexpugnable, posé au sommet d’un pic rocheux entouré de précipices, permettant de surveiller à la fois le lac Asphaltite (la mer Morte) et le désert de Judée.
La prise de Massada va faire des sicaires des combattants légendaires. Nationalistes, opposés à toute forme d’occupation étrangère, attachés au respect intégral de la Loi mosaïque – au point que des esséniens rejoindront Massada sans hésiter –, les sicaires constituent un mouvement populaire dans tous les sens du terme. Ils sont les premiers à se révolter et seront les derniers à résister.
Après la destruction du Temple de Jérusalem par Titus en 70, les dernières poches de résistance furent vaincues. Mais la victoire romaine n’est ni totale ni finale tant que Massada résiste. Plus de huit mille soldats sont requis pour venir à bout d’à peine un millier d’assiégés dont seulement cinq cents combattants ! Malgré les huit camps qui encerclent Massada et le rempart construit par les Romains pour enfermer les résistants dans leur propre forteresse, leurs machines de guerre et leurs béliers ne sont pas parvenus à ébranler leur résistance.
La Providence choisira pourtant d’aider les Romains. Un incendie détruit un rempart de bois, et, attisé par le vent, vient à bout d’une muraille. Les légionnaires lanceront l’assaut au petit matin. Cette nuit sera la dernière des sicaires et de leurs familles.
Eléazar ben Yaïr, qui a pris la tête des sicaires à la mort de son oncle Menahem, appréhende avec douleur le châtiment infligé à son peuple. A travers toute la région, les juifs ont été massacrés. A Césarée, Scythopolis, Damas ou encore Alexandrie, ils sont pourchassés par leurs voisins, égorgés sur place ou suppliciés dans des spectacles impies. Eléazar n’acceptera ces outrages ni pour lui ni pour les familles réfugiées à Massada.
Mieux vaut mourir que subir la servitude. Croyant à l’immortalité de l’âme, les sicaires veulent la conserver aussi pure que possible. Mais le suicide n’est pas autorisé par la Loi juive. Alors ils choisissent de tuer d’abord leur propre famille, puis de se tuer l’un l’autre. Les dix derniers inscrivent leur nom sur des débris d’amphore pour tirer au sort l’ordre de ceux qui vont mourir. Le dixième se laisse tomber sur son épée, auprès de plus de neuf cent soixante victimes. Deux femmes et cinq enfants seulement survivront au siège de Massada.
Écrivain et essayiste, spécialisé en sciences des religions et étude des monothéismes, Patrick Banon est notamment l’auteur de « Flavius Josèphe. Un juif dans l’Empire romain » (Tallandier, réédité en juin 2022 en format poche, 544 pages, 12 euros).
Cet article a initialement été publié en 2016 dans le hors-série du « Monde des religions » n° 26, consacré à l’Apocalypse
Patrick Banon
Flavius Josèphe, fascinant témoin
Flavius Josèphe (37-100 environ) continue de fasciner. En témoigne, par exemple, la réédition de ses Antiquités, dans laquelle il livre sa vision de l’histoire du peuple juif, dont les Editions du Cerf viennent de publier le dernier tome (Les Antiquités juives, tome IX, traduit par Etienne Nodet, 336 pages, 39 euros), ou encore la toute récente édition en format poche de la biographie écrite par Patrick Banon (Flavius Josèphe : un juif dans l’Empire romain, Tallandier, 544 pages, 12 euros).
Sa vie, racontée par lui-même dans ses écrits, se lit comme un roman. Flavius Josèphe naît à Jérusalem au sein d’une prestigieuse famille sacerdotale. Très jeune, il parcourt la Judée pour apprendre à connaître son peuple, en une démarche quasi anthropologique. En 63-64, il est envoyé à Rome et négocie avec succès la libération de prêtres juifs. Il découvre surtout la subjugante puissance de la cité impériale.
De retour à Jérusalem, il assiste pourtant à la colère grandissante de son peuple contre Rome. La guerre éclate. Flavius Josèphe se voit confier la mission de défendre la Galilée, première région attaquée par les légions. Pendant des semaines, il tient le siège de la forteresse de Jotapat face aux Romains. Mais le manque de provisions, d’eau et d’hommes (il réclamera, en vain, des troupes à Jérusalem) ne fait pas le poids face à la puissance des armées de Vespasien.
Un témoignage précieux
Défaits, Flavius Josèphe et une poignée de ses hommes se réfugient alors dans une grotte. Refusant de se rendre aux Romains, la plupart s’entretuent (le suicide n’étant pas autorisé au sein du peuple hébreu). Mais Flavius Josèphe convainc le dernier survivant de rester sauf et de ne pas le tuer. Dieu venait de lui apparaître en rêve pour lui assurer que son heure n’était pas encore venue. Flavius Josèphe se rend alors à l’armée romaine, ce qui lui vaudra une éternelle réputation de traître.
Prophète, il prédit à Vespasien qu’il deviendra empereur, ce qui finira par arriver, contre toute attente. S’attirant les bonnes grâces de ce dernier, Flavius Josèphe tente alors de convaincre son peuple de se rendre pour éviter un massacre. En vain. Il assiste, impuissant, à la mort de milliers de Judéens, à la destruction du Temple et de Jérusalem. On ressent sa douleur en lisant ses écrits, notamment son œuvre-phare, La Guerre des juifs. Une douleur qui ne le quittera jamais. Après la fin de la guerre, en 71, il s’établit à Rome où il obtient la citoyenneté. Il y bénéficie d’une pension et rédige ses écrits historiques, dont une grande partie sur commande de Vespasien.
Au-delà de sa vie, Flavius Josèphe fascine surtout pour la préciosité de son témoignage, principale source non chrétienne sur la période du second Temple de Jérusalem. Flavius Josèphe, né quelques années après la mort d’un certain Jésus Christ, apporte un éclairage précieux pour connaître une région et une époque dont les événements marquèrent à jamais la mémoire de l’humanité.
Gaétan Supertino