Pour le professeur de sciences politiques à l’University College de Londres, une partie de la gauche et de ses responsables a tendance à considérer le racisme anti-juif comme un phénomène mineur.
Un tweet de la députée « insoumise » Mathilde Panot, posté le jour de la commémoration des rafles juives des 16 et 17 juillet 1942, a provoqué de nombreuses réactions indignées. Ce tweet est symptomatique de la relation ambivalente qu’entretient une partie de la gauche à l’égard de l’antisémitisme. Il met en scène la relation distante et embarrassée de la gauche au racisme anti-juif.
Cette distance et cet embarras trahissent, de fait, une forme d’indifférence à l’égard des propos, comportements et micro-agressions antisémites. Une partie de la gauche ne les entend pas ou ne les voit pas, et par conséquent ne reconnaît pas leur nature antisémite. Quand cette gauche mentionne des actes antisémites, elle tend à en minorer la gravité et à passer sous silence la nature anti-juive de ceux-ci.
Ce tweet est à plusieurs égards problématique. Il ne fait aucunement mention des victimes des rafles, c’est-à-dire près de 13 000 juives et juifs, dont 4 000 enfants, assassinés pour la plupart dans les camps d’extermination nazis. Comment peut-on commémorer les victimes d’un crime d’Etat sans les nommer ? Le recours à la notion de « collaborationnistes du régime de Vichy » est bizarre et impropre. Entend-elle par cela les milices fascistes qui soutenaient le régime de Vichy ? Ces rafles furent le fait des forces de police françaises sur ordre du gouvernement. Comme l’a indiqué le président Chirac, le 16 juillet 1995, c’est la responsabilité de la France qui est engagée par ces crimes : « La folie criminelle de l’Occupant a été, chacun le sait, secondée par des Français, secondée par l’Etat français. »
Le président Macron a certes commis une grave erreur en qualifiant à deux reprises Pétain de « héros de 17 » ou de « grand soldat » qu’il aurait fallu honorer à l’occasion du centenaire de la guerre de 14-18. Outre le fait que les prouesses militaires du maréchal sont aujourd’hui contestées, son action lors de la Première Guerre mondiale ne saurait le réhabiliter en partie. Les quatre années de collaboration avec l’Allemagne nazie et les politiques anti-juives ont totalement discrédité le personnage.
Mélenchon dans les pas de Mitterrand
Cependant, mettre sur un pied d’égalité Macron et le Rassemblement national, parti héritier de la tradition fasciste en France, est surprenant. Cette comparaison outrancière entretient un confusionnisme politique qui brouille le combat antifasciste et antitotalitaire de la gauche. A y regarder de plus près, on comprend que la mention des rafles a servi de prétexte à une critique ad hominem sans rapport avec les persécutions anti-juives. Il est inacceptable d’instrumentaliser la commémoration de crimes d’Etat pour tancer un adversaire politique.
La prudence et le bon sens s’imposaient pourtant car le mouvement dont est issue Mme Panot a une position douteuse sur cet épisode historique. En effet, en juillet 2017, Jean-Luc Mélenchon a récusé le fait que la France soit responsable de ces crimes anti-juifs : « Déclarer que la France est responsable de la rafle du Vel’d’Hiv’est là encore un franchissement de seuil d’une intensité maximale. »
Mélenchon rejette la mise au point de Jacques Chirac, et rejoint François Mitterrand. Le président socialiste, qui a fait déposer une gerbe de fleurs sur la tombe de Pétain chaque 11 novembre entre 1987 et 1992, n’a jamais reconnu la responsabilité des autorités françaises dans la déportation des juifs. Seules l’extrême droite et une partie de la droite refusent aujourd’hui de reconnaître la responsabilité de la France dans ces crimes anti-juifs.
Une absente d’écoute
Vivement critiquée sur les réseaux sociaux et dans les médias, Mathilde Panot a clarifié ses propos dans une interview télévisée le 18 juillet : « Une commémoration, c’est d’abord et avant tout le moment où on rend hommage aux victimes d’un crime contre l’humanité, notamment du crime de la rafle du Vel’d’Hiv’, qui a mené 13 000 personnes, dont 4 000 enfants, parce qu’elles étaient juives, à être raflées puis déportées et, très souvent pour l’immense majorité d’entre elles, tuées. »
Ces propos sont corrects. Le problème est que Mme Panot invoque, dans le deuxième temps de l’interview, l’hommage de Macron à Pétain afin de justifier son tweet controversé. Elle s’entête dans l’erreur, et montre qu’elle n’est pas à l’écoute de ses critiques. La députée « insoumise » avait tout loisir de condamner les déclarations du président de la République à un autre moment et dans un autre contexte. Pourquoi a-t-elle persisté à mélanger la commémoration des rafles et les propos présidentiels relatifs au chef militaire de 14-18 ? Ce sont pourtant deux sujets différents, et cette polémique relègue au second plan l’hommage aux victimes juives. L’absence d’écoute est manifeste, puisque aucune excuse n’est présentée aux juives et juifs qui ont publiquement fait savoir que ce tweet les avait choqués.
En dépit de cette clarification, le malaise persiste. Pourquoi ne pas avoir reconnu une erreur qui aurait été pardonnée à son auteure car nous publions toutes et tous des tweets idiots et contestables ? Pourquoi n’avoir réagi que sous la pression des critiques ? Pourquoi n’avoir pas compris plus tôt que ce tweet était maladroit et pouvait heurter certaines personnes, notamment nombre de juives et de juifs ?
Des crimes relégués au second plan
Il est difficile de répondre à ces questions car elles renvoient à un angle mort dans le champ de vision de la gauche. Les propos de la députée diffèrent des stéréotypes propres à l’antisémitisme de gauche. Celui-ci se nourrit de nos jours à deux sources principales : d’une part, un anticapitalisme caricatural qui met en scène le juif, en tant qu’acteur comploteur qui tire les ficelles de la finance, corrompt les politiques et manipule les médias.
D’autre part, il se réfugie dans un processus de diabolisation d’Israël, une mise au ban de ses citoyens et des juifs en général, tous collectivement responsables des actions du gouvernement israélien. Le combat « antisioniste », aux contours vagues, est une notion-omnibus à laquelle viennent s’accrocher des individus aux agendas politiques confus. Certains se cachent derrière la notion d’antisionisme pour donner libre cours à leur antisémitisme. L’antisionisme est aujourd’hui totalement anachronique puisque Israël est un Etat solidement établi. Il est devenu un mot d’ordre négatif qui, paradoxalement, détourne l’attention de la question des droits des Palestiniens et de la colonisation de leurs terres.
L’intervention de Mathilde Panot est d’un autre ordre. Celle-ci relègue au second plan le souvenir de crimes antisémites commis par l’Etat français. Ces crimes ont droit à une référence implicite au cœur d’un tweet polémique. S’en émouvoir publiquement, c’est s’exposer en retour aux commentaires péremptoires des amis politiques de la députée « insoumise ». C’est être accusé illico d’« instrumentaliser l’antisémitisme », voire de le « nourrir ». C’est entendre ou lire que cette critique est irrecevable car l’engagement de la dirigeante de La France insoumise (LFI) contre l’antisémitisme est « indéniable ».
Un racisme « mineur »
Comment expliquer cette indifférence accompagnée d’un refus d’entendre le point de vue des victimes d’actes antisémites ? Une hypothèse (corroborée par la lecture de multiples commentaires sur les réseaux sociaux et d’échanges personnels avec des dirigeants et sympathisants de gauche, notamment de LFI) : pour une partie de la gauche, l’antisémitisme est un racisme « mineur » comparé aux racismes « majeurs » tels l’islamophobie ou la négrophobie. Dans l’inconscient de certains dirigeants et sympathisants de gauche, les juifs ne sont pas victimes d’agressions racistes car ils sont « blancs », socialement bien intégrés et économiquement aisés.
L’antisémitisme est, dans une partie de la gauche, une référence à un passé révolu, celui des pogroms d’avant-guerre et de la Shoah. En outre, Israël est, pour nombre de personnes de gauche, un Etat « oppresseur », un « régime d’apartheid ». Quels dirigeants de gauche s’insurgent contre de tels propos qui saturent les réseaux sociaux ? Aucun. L’antisémitisme se trouve de fait déclassé, placé tout en bas dans la hiérarchie des racismes. C’est un racisme « anodin » et abstrait, qui est donc secondaire par rapport aux autres racismes.
L’indifférence à l’égard de l’antisémitisme, assorties de réactions très dures, est symboliquement violente pour les victimes d’agressions antisémites (des juives et juifs qui font part de leur désaccord sont parfois harcelés sur les réseaux sociaux). Ce comportement irrigue une partie de la gauche aujourd’hui, et il inquiète nombre de juifs de gauche. Les faits sont têtus : si la gauche prenait vraiment au sérieux l’antisémitisme, au mieux, Mathilde Panot n’aurait pas rédigé ce tweet. Au pire, la députée « insoumise » aurait écouté ses critiques, rectifié son erreur et présenté ses excuses aux personnes offensées par son indifférence.
non, ce n’est pas « à un autre moment » et « dans un autre contexte » que la députée Panot aurait dû s’exprimer : elle a eu ici parfaitement raison de dénoncer la duplicité du nommé Macron